Chateaubriand, François-René de
La plupart des concessions faites aux monastères dans les premiers siècles de l'Eglise étaient des terres vagues, que les moines cultivaient de leurs propres mains. Des forêts sauvages, des marais impraticables, de vastes landes furent la source de ces richesses que nous avons tant reprochées au clergé.1
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1 François-René de Chateaubriand: Génie du christianisme (1802), in: F.-R. d. Ch.: Essai sur les révolutions/Génie du christianisme, hrsg. v. Maurice Regard, Paris: Gallimard 1978 (Bibliothèque de la Pléiade), S. 1054 (Quatrième partie, Livre 6, Chapitre VII).
En revenant de l‘Ilissus, M. Fauvel me fit passer sur des terrains vagues, où l’on doit chercher l’emplacement du Lycée. Nous vînmes ensuite aux grandes colonnes isolées, placées dans le quartier de la ville qu’on appelait la Nouvelle Athènes, ou l’Athènes de l’empereur Adrien. Spon veut que ces colonnes soient les restes du portique des Cent-Vingt-Colonnes ; et Chandler présume qu’elles appartenaient au temple de Jupiter-Olympien. M. Lechevalier et les autres voyageurs en ont parlé. Elles sont bien représentées dans les différentes vues d’Athènes et surtout dans l’ouvrage de Stuart, qui a rétabli l’édifice entier d’après les ruines.1
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1François-René de Chateaubriand: « Itinéraire de Paris à Jérusalem (et de Jérusalem à Paris, en allant par la Grèce, et en revenant par l’Égypte, la Barbarie et l’Espagne) » (1811), in: F.-R. d. Ch.: Œuvres romanesques et voyages, hrsg. v. Maurice Regard, Paris: Gallimard 1969 (Bibliothèque de la Pléiade), Vol. 2, S. 878 (Première partie: Voyage de la Grèce).
Désormais à l’écart de la vie active, et néanmoins sauvé par la protection de madame Bacciocchi de la colère de Bonaparte, je quittai mon logement provisoire rue de Beaune, et j’allai demeurer rue de Miromesnil. Le petit hôtel que je louai fut occupé depuis par M. de Lally-Tolendal et madame Denain, sa mieux aimée, comme on disait du temps de Diane de Poitiers. Mon jardinet aboutissait à un chantier et j’avais auprès de ma fenêtre un grand peuplier que M. de Lally-Tolendal, afin de respirer un air moins humide, abattit lui-même de sa grosse main, qu’il voyait transparente et décharnée : c’était une illusion comme une autre. Le pavé de la rue se terminait alors devant ma porte ; plus haut, la rue ou le chemin, montait à travers un terrain vague que l’on appelait la Butte-aux-Lapins. La Butte-aux-Lapins, semée de quelques maisons isolées, joignait à droite le jardin de Tivoli, d’où j’étais parti avec mon frère pour l’émigration, à gauche le parc de Monceaux. Je me promenais assez souvent dans ce parc abandonné ; la Révolution y commença parmi les orgies du duc d’Orléans : cette retraite avait été embellie de nudités de marbre et de ruines factices, symbole de la politique légère et débauchée qui allait couvrir la France de prostituées et de débris.1
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1François-René de Chateaubriand: Mémoires d’outre-tombe (1848), hrsg. v. Maurice Levaillant u. Georges Moulinier, Paris: Gallimard 1951 (Bibliothèque de la Pléiade), S. 575 (Deuxième partie, Livre dix-septième, Chapitre 1).
Balzac, Honoré de
Notre pension allait deux fois par semaine à la promenade, sous l’inspection d’un maître d’études. On choisissait, comme cela se pratique ordinairement, un terrain vague et abandonné hors de la ville, où les écoliers pussent se livrer à leurs jeux, sans dangers et sans commettre de dégâts. Nous avions remarqué – car les enfants remarquent beaucoup plus qu’on ne croit – qu’un homme, déjà d’un âge avancé, ne manquait jamais de suivre la pension, et de se placer à quelque distance, comme pour nous observer.1
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1Honoré de Balzac: « Mémoires de Sanson » (1830), in: H. d. B.: Œuvres diverses, hrsg. v. Pierre-Georges Castex et al., Paris: Gallimard 1990–96 (Bibliothèque de la Pléiade), Vol. 2, S. 487.
Un de ces Melmoth parisiens était venu se mêler depuis quelques jours parmi la population sage et recueillie qui, lorsque le ciel est beau, meuble infailliblement l’espace enfermé entre la grille sud du Luxembourg et la grille nord de l’Observatoire, espace sans genre, espace neutre dans Paris. En effet, là, Paris n’est plus; et là, Paris est encore. Ce lieu tient à la fois de la place, de la rue, du boulevard, de la fortification, du jardin, de l’avenue, de la route, de la province, de la capitale; certes, il y a tout cela; mais ce n’est rien de tout cela : c’est un désert. Autour de ce lieu sans nom, s’élèvent les Enfants-Trouvés, la Bourbe, l’hôpital Cochin, les Capucins, l’hospice La Rochefoucauld, les Sourds-Muets, l’hôpital du Val-de-Grâce ; enfin, tous les vices et tous les malheurs de Paris ont là leur asile […].1
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1Honoré de Balzac: « Ferragus » (1833), in: H. d. B.: La Comédie humaine, hrsg. v. Pierre-Georges Castex et al., Paris: Gallimard 1976–81 (Bibliothèque de la Pléiade), Vol. 5, S. 901–902.
Nerval, Gérard de
Il est une autre place dans la ville de Paris qui ne cause pas moins de satisfaction par sa régularité et son ordonnance, et qui est en triangle à peu près ce que l’autre [la place Royale] est en carré. Elle a été bâtie sous le règne de Henri le Grand, qui la nomma place Dauphine, et l’on admira alors le peu de temps qu’il fallut à ses bâtiments pour couvrir tout le terrain vague de l’île de la Gourdaine. Ce fut un cruel déplaisir que l’envahissement de ce terrain, pour les clercs qui venaient s’y ébattre à grand bruit, et pour les avocats qui venaient y méditer leurs plaidoyers : promenade si verte et si fleurie, au sortir de l’infecte cour du Palais.1
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1Gérard de Nerval, « La main enchantée » (1832), in: G. d. N.: Œuvres complètes, hrsg. v. Claude Pichois et al., Paris: Gallimard 1989–93 (Bibliothèque de la Pléiade), Vol. 3, S. 355.
Dumas, Alexandre
Lorsque d’Artagnan arriva en vue du petit terrain vague qui s’étendait au pied de ce monastère, Athos attendait depuis cinq minutes seulement, et midi sonnait. Il était donc ponctuel comme la Samaritaine, et le plus rigoureux casuiste à l’égard des duels n’avait rien à dire.
Athos, qui souffrait toujours cruellement de sa blessure, quoiqu’elle eût été pansée à neuf par le chirurgien M. de Tréville, s’était assis sur une borne et attendait son adversaire avec cette contenance paisible et cet air digne qui ne l’abandonnaient jamais. À l’aspect de d’Artagnan, il se leva et fit poliment quelques pas au-devant de lui.
Celui-ci, de son côté, n’aborda son adversaire que le chapeau à la main et sa plume traînant jusqu’à terre.
― Monsieur, dit Athos, j’ai fait prévenir deux de mes amis qui me serviront de seconds, mais ces deux amis ne sont point encore arrivés. Je m’étonne qu’ils tardent : ce n’est pas leur habitude.
― Je n’ai pas de seconds, moi, Monsieur, dit d’Artagnan, car, arrivé d’hier seulement à Paris, je n’y connais encore personne que M. de Tréville, auquel j’ai été recommandé par mon père qui a l’honneur d’être quelque peu de ses amis.
Athos réfléchit un instant.1
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1Alexandre Dumas: Les Trois Mousquetaire (1844). Vingt ans après, hrsg. v. Gilbert Sigaux, Paris: Gallimard 1962 (Bibliothèque de la Pléiade), S. 56 (V. Les mousquetaires du roi et les gardes de M. le cardinal).
Ponson du Terrail, Pierre-Alexis
Colar descendit la rue de la Chaussée-d’Antin jusqu’à la rue de la Victoire, qu’on venait alors de percer sur les derrières de quelques vastes hôtels de la rue Saint-Lazare.
À peine deux ou trois maisons commençaient-elles à s’élever sur la gauche ; tandis que le côté droit de la rue n’était séparé de vastes terrains vagues que par une cloison de solives et de planches.
Colar s’introduisit dans l’un de ces terrains par une ouverture que laissait une planche absente, et il se dirigea vers un petit pavillon démoli aujourd’hui, qui était situé à l’extrémité du jardin d’un vieil hôtel.
L’hôtel, qui appartenait à un vieux gentilhomme anglais fort riche et très original, était complètement inhabité ; c’est-à-dire qu’il était confié à la garde d’un concierge pareillement anglais, occupant un petit corps de logis ménagé au-dessus de la porte cochère, qui donnait rue de Saint-Lazare."1
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1Pierre-Alexis Ponson du Terrail: Rocambole. Les drames de Paris I: L’Héritage mystérieux, Paris: Dentu 1866, S. 36 (VII. Colar).
Fernand Rocher et le major Carden, son témoin, étaient sortis du bal.
Le faux vicomte et sir Williams les attendaient sur la première marche du perron. Alors Rocambole salua de nouveau son adversaire :
— Veuillez me permettre, monsieur, lui dit-il, une simple proposition. J’ai mon appartement dans le quartier, et dans mon appartement des épées de combat ordinaire. Avez-vous quelque répugnance à vous en servir ? dans ce cas-là, nous ferons lever Devisme ou Lepage.
— C’est inutile, répondit Fernand, nous nous battrons avec vos épées.
— Bien. Ensuite, je trouve le Bois un peu loin.
— Allons où vous voudrez.
— Il y a à quelques pas d’ici un endroit tout à fait désert, entre la rue Courcelles et la rue de Laborde, une sorte de terrain vague où nous serons à merveille.
— Soit, dit encore Fernand.
— Ensuite, monsieur, j’ai là mon phaéton, et comme il est, je crois, parfaitement inutile de mettre des valets dans notre confidence, je vais envoyer mon groom et je serai, si vous le voulez bien, votre cocher jusqu’au lieu du combat.
Fernand s’inclina.
Rocambole ordonna à son groom d’avancer et de ranger son léger équipage au bas du perron.
Puis, tandis que le groom, sautant à bas de son siège, prenait la bride du cheval, le lion invita le major et Fernand à monter derrière, pendant que sir Williams s’asseyait auprès de lui sur le siège de devant.
Alors M. le vicomte de Cambolh rendit la main à son cheval et franchit la grille extérieure de l’hôtel.
Cinq minutes après, il arrivait au faubourg Saint-Honoré, s’arrêtait à sa porte et passait les rênes à sir Arthur Collins.
— Messieurs, dit-il en sautant à bas de son siège, je vous demande dix secondes.
Et Rocambole monta chez lui, y prit deux paires d’épées de combat et redescendit.
— Je suis à vos ordres, dit-il.
L’attelage repartit et ne s’arrêta plus qu’à l’entrée de ces terrains vagues connus sous le nom de plaine Monceau.
Là, les quatre voyageurs mirent pied à terre.
Trois heures et demie sonnaient, dans le lointain, à Saint-Philippe-du-Roule."1
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1Pierre-Alexis Ponson du Terrail: Rocambole. Les drames de Paris II: Le Club des Valets-de-cœur, Paris: Dentu 1866, S. 228 (Chapitre XII).
1.
Un jour de mardi gras, à Paris, vers trois ou quatre heures de l’après-midi, la foule était compacte sur le boulevard Saint-Martin, tout entière occupée, non à regarder passer les fiacres et les voitures remplis de gens masqués, comme on aurait pu le croire, mais à suivre attentivement d l’œil et de l’oreille les parades de quelques saltimbanques établis, eux et leurs baraques, sur un terrain vague situé entre la rue du Château-d’Eau et celle du Faubourg-du-Temple.1
2.
Muni des renseignements que le cocher venait de lui donner, Rocambole quitta Montmartre et s’en alla, dans ses habits d’occasion, prendre l’omnibus à la barrière Blanche, changea d’équipage à la Madeleine et prit celui qui conduit au Gros-Caillou. Il mit pied à terre aux environs de l’École militaire.
Il était alors complètement nuit et le gaz ne remplaçait, dans ce quartier désert, que très imparfaitement le soleil. La rue de l’Église, il y a quelques années seulement, était à peine bâtie. On y voyait des terrains vagues, clos de planches, des maisons en construction, d’autre encore inhabitées. Celle qui portait le numéro 12 avait trois étages. On lisait en grosses lettres sur la porte et sur un écriteau jaune :
Chambres et cabinets garnis à louer.
Rocambole n’hésita pas une minute. Il sonna. La porte s’ouvrit ; le concierge passa sa tête ornée de besicles à travers le carreau de sa loge et dit :
— Qui demandez-vous ?2
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1Pierre-Alexis Ponson du Terrail: Rocambole. Les exploits de Rocambole, hrsg. v. Laurent Bazin, Paris: Robert Laffont 1992, S. 26 (I. Une fille d’Espagne, Chapitre IV).
2Pierre-Alexis Ponson du Terrail: Rocambole. Les exploits de Rocambole, hrsg. v. Laurent Bazin, Paris: Robert Laffont 1992, S. 575 (II. Le mort du sauvage, Chapitre XXI).
Hugo, Victor
1.
L’escalier menait à un corps de bâtiment très vaste qui ressemblait à un hangar dont on aurait fait une maison. Ce bâtiment avait pour tube intestinal un long corridor sur lequel s’ouvraient, à droite et à gauche, des espèces de compartiments de dimensions variées, à la rigueur logeables et plutôt semblables à des échoppes qu’à des cellules. Ces chambres prenaient jour sur des terrains vagues des environs. Tout cela était obscur, fâcheux, blafard, mélancolique, sépulcral ; traversé, selon que les fentes étaient dans le toit ou dans la porte, par des rayons froids ou par des bises glacées. Une particularité intéressante et pittoresque de ce genre d’habitation, c’est l’énormité des araignées.1
2.
Errer songeant, c’est-à-dire flâner, est un bon emploi du temps pour le philosophe, particulièrement dans cette espèce de campagne un peu bâtarde, assez laide, mais bizarre et composée de deux natures, qui entoure certaines grandes villes, notamment Paris. Observer la banlieue, c’est observer l‘amphibie. Fin des arbres, commencement des toits ; fin de l‘herbe, commencement du pavé ; fin des sillons, commencement des boutiques ; fin des ornières, commencement des passions ; fin du murmure divin, commencement de la rumeur humaine ; de là un intérêt extraordinaire.
De là, dans ces lieux peu attrayants et marqués par le passant de l’épithète : triste, les promenades apparemment sans but, du songeur.
Celui qui écrit ces lignes a été longtemps rôdeur de barrières à Paris, et c’est pour lui une source de souvenirs profonds. Ce gazon ras, ces sentiers pierreux, cette craie, ces marnes, ces plâtres, ces âpres monotonies des friches et des jachères, les plants de primeurs des maraîchers aperçus tout à coup dans un fond, ce mélange du sauvage et du bourgeois, ces vastes recoins déserts où les tambours de la garnison tiennent bruyamment école et font une sorte de bégayement de la bataille, ces thébaïdes le jour, coupe-gorge la nuit, le moulin dégingandé qui tourne au vent, les roues d’extraction des carrières, le charme mystérieux des grands murs sombres coupant carrément d’immenses terrains vagues inondés de soleil et pleins de papillons, tout cela l’attirait.2
3.
Le terrain vague que ce mur bordait communiquait avec l’arrière-cour d’un ancien loueur de voitures mal famé, qui avait fait faillite et qui avait encore quelques vieux berlingots sous des hangars.3
4.
Il était vers le milieu de cette rue près d’un mur très bas qu'on peut enjamber à de certains endroits et qui donne dans un terrain vague, il marchait lentement, préoccupé qu’il était, la neige assourdissait ses pas ; tout à coup il entendit des voix qui parlaient tout près de lui. Il tourna la tête, la rue était déserte, il n’y avait personne, c’était en plein jour, et cependant il entendait distinctement des voix.4
5.
Le repaire Jondrette était, si l’on se rappelle ce que nous avons dit de la masure Gorbeau, admirablement choisi pour servir de théâtre à un fait violent et sombre et d’enveloppe à un crime. C’était la chambre la plus reculée de la maison la plus isolée du boulevard le plus désert de Paris. Si le guet-apens n’existait pas, on l’y eût inventé.
Toute l'épaisseur d'une maison et une foule de chambres inhabitées séparaient ce bouge du boulevard, et la seule fenêtre qu'il y eût donnait sur des terrains vagues enclos de murailles et de palissades. Jondrette avait allumé sa pipe, s'était assis sur la chaise dépaillée, et fumait. Sa femme lui parlait bas.5
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1Victor Hugo: Les Misérables (1862), hrsg. v. Maurice Allem, Paris: Gallimard 1951 (Bibliothèque de la Pléiade), S. 447 (Deuxième partie, livre quatrième, I).
2Victor Hugo: Les misérables (1862), hrsg. v. Maurice Allem, Paris: Gallimard 1951 (Bibliothèque de la Pléiade), S. 595 (Troisième partie, livre premier, V).
3Victor Higo: Les Misérables (1862), hrsg. v. Maurice Allem, Paris: Gallimard 1951 (Bibliothèque de la Pléiade), S. 791 (Troisième partie, livre huitième, XV).
4Victor Hugo: Les Misérables (1862), hrsg. v. Maurice Allem, Paris: Gallimard 1951 (Bibliothèque de la Pléiade), S. 785 (Troisième partie, livre huitième, XIII).
5Victor Hugo: Les Misérables (1862), hrsg. v. Maurice Allem, Paris: Gallimard 1951 (Bibliothèque de la Pléiade), S. 797 (Troisième partie, livre huitième, XVII).
Zola, Émile
Les fossés de fortifications sont de petits déserts où je me suis souvent oublié. L’horizon étroit, l’ombre, le silence, que rendent plus sensible le sourd murmure de la grande ville et les clairons des casernes voisines, en font un lieu cher aux gamins, aux petits et aux grands enfants. On est là, dans un trou, aux portes de la cité, la sentant haleter et tressaillir, mais ne l’apercevant plus. Pendant une demi-heure, Laurence et moi, nous nous sommes contentés de ce ravin qui nous faisait oublier les maisons et les sentiers frayés ; nous étions à mille lieues de Paris, loin de toute habitation, ne voyant que des pierres, de l’herbe, du ciel. Puis, étouffant déjà, avides de la plaine, nous avons monté le talus en courant. La large campagne s’est étendue devant nous.
Nous nous trouvions dans les terrains vagues de Montrouge. Ces champs défoncés et boueux sont frappés d’éternelle désolation, de misère, de lugubre poésie. Ça et là, le sol noir baîlle affreusement, montrant, comme des entrailles ouvertes, d’anciennes carrières abandonnées, blafardes et profondes. Pas un arbre ; sur l’horizon bas et morne se détachent seulement les grandes roues des treuils. Les terres ont je ne sais quel aspect sordide, et sont couvertes de débris son som. Les chemins tournent, se creusent, s’allongent avec mélancolie. Des masures neuves en ruine, des tas de plâtras s’offrent à chaque détour des sentiers. Tout est cru à l’œil, les terrains noirs, les pierres blanches, le ciel bleu. Le paysage entier, avec son aspect maladif, ses plans brusquement coupés, ses plaies béantes, a la tristesse indicible des contrées que la main de l’homme a déchirées.
Laurence, qui était devenue rêveuse dans les fossés des fortifications, s’est serrées contre moi en traversant la plaine désolée. Nous avons marché en silence, nous retournant parfois pour voir Paris qui grondait à l’horizon. Puis nous ramenions nos regards à nos pieds, évitant les trous, regardant, l’âme attristée, cette plaine dont le soleil montrait brutalement les blessures ouvertes. Là-bas étaient les églises, les panthéons et les palais royaux ; ici étaient les ruines d’un sol bouleversé, que l’on avait fouillé et volé pour bâtir des temples aux hommes, aux rois et à Dieu. La ville expliquait la plaine ; Paris avait à son seuil la désolation que fait toute grandeur. Je ne sais rien de plus morne ni de plus lamentable que ces terrains vagues qui entourent les grandes cités ; ils ne sont point encore ville, et ils ne sont plus campagne ; ils ont les poussières, les mutilations de l’homme, et n’ont plus la verdure ni la tranquille majesté de Dieu.
Nous avions hâte de fuir. Laurence se blessait les pieds, elle avait peur de ce désordre, de cette mélancolie qui lui rappelait notre chambre. Moi, je trouvais là mon amour, ma vie troublée et saignante. Nous pressions le pas.1
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1Émile Zola: « La confession de Claude » (1865), in: É. Z.: Œuvres complètes, hrsg. v. Henri Mitterand, Paris : Hachette 1962, Vol. 1, S. 66 (Chap. XXI).
« C’est vrai, je suis un enfant, dit-il, mais les enfants savent aimer, Madeleine. Je sens que maintenant la solitude est nécessaire à notre bonheur. Tu parles des bohémiens, ce sont des gens heureux qui vivent au soleil, et que j’ai enviés plus d’une fois, quand j’étais au collège. Les jours de sortie, j’en voyais presque toujours des bandes à la porte de la ville, campées dans un terrain vague où les charrons du voisinage tenaient leurs chantiers de bois. Je m’amusais à courir sur les longues poutres étendues sur le sol, en regardant les bohémiens qui faisaient bouillir leur marmite. Les enfants se roulaient à terre, les hommes et les femmes avaient des figures étranges, l’intérieur des voitures, que je cherchais à apercevoir, m’apparaissait comme un monde d’objets bizarres. Et je restais là, tournant autour de ces gens, ouvrant des yeux curieux et effrayé. Je sentais encore sur mes épaules les meurtrissures des coups de poing que mes camarades m’avaient données la veille, je rêvais parfois de m’en aller bien loin, dans une de ces maisons roulantes. Je me disais : ‘Si l’on me bat encore cette semaine, je m’en irai dimanche prochain avec les bohémiens, je les supplierai de m’emmener au fond de quelque pays où l’on ne me frappera pas.’ Mon imagination d’enfant se plaisait au rêve de cet éternel voyage en plein air. Mais je n’ai jamais osé… Ne te moque pas, Madeleine. »1
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1Émile Zola: « Madeleine Férat », in: É. Z.: Œuvres complètes, hrsg. v. Henri Mitterand, Paris : Hachette 1962, S. 824 (Chap. IX).
1.
Lorsqu’on sort de Plassans par la porte de Rome, située au sud de la ville, on trouve, à droite de la route de Nice, après avoir dépassé les premières maisons du faubourg, un terrain vague désigné dans le pays sous le nom d'aire Saint-Mittre.
L'aire Saint-Mittre est un carré long, d'une certaine étendue, qui s'allonge au ras du trottoir de la route, dont une simple bande d’herbe usée la sépare. D’un côté, à droite, une ruelle, qui va se terminer en cul-de-sac, la borde d’une rangée de masures ; à gauche et au fond, elle est close par deux pans de muraille rongés de mousse, au-dessus desquels on aperçoit les branches hautes des mûriers du Jas-Meiffren, grande propriété qui a son entrée plus bas dans le faubourg. Ainsi fermée de trois côtés, l’aire est comme une place qui ne conduit nulle part et que les promeneurs seuls traversent.1
2.
Les amants des villes du Midi ont adopté ce genre de promenade. Les garçons et les filles du peuple, ceux qui doivent se marier un jour, et qui ne sont pas fâchés de s’embrasser un peu auparavant, ignorent où se réfugier pour échanger des baisers à l’aise, sans trop s’exposer aux bavardages. Dans la ville, bien que les parents leur laissent une entière liberté, s’ils louaient une chambre, s’ils se rencontraient seul à seule, ils seraient, le lendemain, le scandale du pays ; d’autre part, ils n’ont pas le temps, tous les soirs, de gagner les solitudes de la campagne. Alors ils ont pris un moyen terme ; ils battent les faubourgs, les terrains vagues, les allées des routes, tous les endroits où il y a peu de passants et beaucoup de trous noirs.2
3.
Elle s’occupait de son bien encore moins que de ses enfants. L’enclos des Fouque, pendant les longues années que dura cette singulière existence, serait devenu un terrain vague, si la jeune femme n’avait eu la bonne chance de confier la culture de ses légumes à un habile maraîcher. Cet homme, qui devait partager les bénéfices avec elle, la volait impudemment, ce dont elle ne s’aperçut jamais. D’ailleurs, cela eut un heureux côté : pour la voler davantage, le maraîcher tira le plus grand parti possible du terrain, qui doubla presque de valeur.3
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1Émile Zola: « La Fortune des Rougon » (1871), in: É. Z.: Les Rougon-Macquart, hrsg. v. Armand Lanoux u. Henri Mitterand, Paris: Gallimard 1961–67 (Bibliothèque de la Pléiade), Vol. 1, S. 5 (Chap. I).
2Émile Zola: « La Fortune des Rougon » (1871), in: É. Z.: Les Rougon-Macquart, hrsg. v. Armand Lanoux u. Henri Mitterand, Paris: Gallimard 1961–67 (Bibliothèque de la Pléiade), Vol. 1, S. 18 (Chap. I).
3Émile Zola: « La Fortune des Rougon » (1871), in: É. Z.: Les Rougon-Macquart, hrsg. v. Armand Lanoux u. Henri Mitterand, Paris: Gallimard 1961–67 (Bibliothèque de la Pléiade), Vol. 1, S. 46 (Chap. II).
La commission d‘enquête s‘arrêta encore dans deux immeubles. Le médecin restait à la porte, fumant, regardant le ciel. Quand ils arrivèrent à la rue des amandiers, les maisons se firent rares, ils ne traversaient plus que de grands enclos, des terrains vagues, où traînaient quelques masures à demi écroulées. Saccard semblait réjoui par cette promenade à travers des ruines. Il venait de se rappeler le dîner qu’il avait fait jadis, avec sa première femme, sur les buttes Montmartre, et il se souvenait parfaitement d’avoir indiqué, du tranchant de sa main, l’entaille qui coupait Paris de la place du Château-d’Eau à la barrière du Trône. La réalisation de cette prédiction lointaine l’enchantait. Il suivait l’entaille, avec des joies secrètes d’auteur, comme s’il eût donné lui-même les premiers coups de pioche, de ses doigts de fer. Et il sautait les flaques, en songeant que trois millions l’attendaient sous des décombres, au bout de ce fleuve de fange grasse.1
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1Émile Zola: « La Curée » (1872), in: É. Z.: Les Rougon-Macquart, hrsg. v. Armand Lanoux u. Henri Mitterand, Paris: Gallimard 1961–67 (Bibliothèque de la Pléiade), Vol. 1, S. 584 (Chap. VII).
1.
La fabrique de boulons et de rivets devait se trouver par là, dans ce bout de la rue Marcadet, elle ne savait pas bien où ; d’autant plus que les numéros manquaient souvent, le long des masures espacées par des terrains vagues. C’était une rue où elle n’aurait pas demeuré pour tout l’or du monde, une rue large, sale, noire de la poussière de charbon des manufactures voisines, avec des pavés défoncés et des ornières, dans lesquelles des flaques d’eau croupissaient. Aux deux bords, il y avait un défilé de hangars, de grands ateliers vitrés, de constructions grises, comme inachevée, montrant leurs briques et leurs charpentes, une débandade de maçonneries branlantes, coupées par des trouées sur la campagne, flanquées de garnis borgnes et de gargotes louches. Elle se rappelait seulement que la fabrique était près d’un magasin de chiffons et de ferraille, une sorte de cloaque ouvert à ras de terre, où dormaient pour des centaines de mille francs de marchandises, à ce que racontait Goujet. Et elle cherchait à s’orienter, au milieu du tapage des usines : de minces tuyaux, sur les toits, soufflaient violemment des jets de vapeur ; une scierie mécanique avait des grincements réguliers, pareils à de brusques déchirures dans une pièce de calicot ; des manufactures de boutons secouaient le sol du roulement et du tic tac de leurs machines. Comme elle regardait vers Montmartre, indécise, ne sachant pas si elle devait pousser plus loin, un coup de vent rabattit la suie d’une haute cheminée, empesta la rue ; et elle fermait les yeux, suffoquée, lorsqu’elle entendit un bruit cadencé de marteaux : elle était, sans le savoir, juste en face de la fabrique, ce qu’elle reconnut au trou plein de chiffons, à côté.1
2.
Quelle heureuse saison ! La blanchisseuse soignait d’une façon particulière sa pratique de la rue des Portes-Blanches ; elle lui reportait toujours son linge elle-même, parce que cette course, chaque vendredi, était un prétexte tout trouvé pour passer rue Marcadet et entrer à la forge. Dès qu’elle tournait le coin de la rue, elle se sentait légère, gaie, comme si elle faisait une partie de campagne, au milieu de ces terrains vagues, bordés d’usines grises ; la chaussée noire de charbon, les panaches de vapeur sur les toits, l’amusaient autant qu’un sentier de mousse dans un bois de la banlieue, s’enfonçant entre de grands bouquets de verdure ; et elle aimait l’horizon blafard, rayé par les hautes cheminées des fabriques, la butte Montmartre qui bouchait le ciel, avec ses maisons crayeuses, percées des trous réguliers de leurs fenêtres. Puis, elle ralentissait le pas en arrivant, sautant les flaques d’eau, prenant plaisir à traverser les coins déserts et embrouillés du chantier de démolitions. Au fond, la forge luisait, même en plein midi. Son cœur sautait à la danse des marteaux. Quand elle entrait, elle était toute rouge, les petits cheveux blonds de sa nuque envolés comme ceux d’une femme qui arrive à un rendez-vous.2
3.
Il disait ça pour parler. Gervaise tournait justement le dos à la rue des Poissonniers. Et ils montèrent vers Montmartre, côte à côte, sans se prendre le bras. Ils devaient avoir la seule idée de s’éloigner de la fabrique, pour ne pas paraître se donner des rendez-vous devant la porte. La tête basse, ils suivaient la chaussée défoncée, au milieu du ronflement des usines. Puis, à deux cents pas, naturellement, comme s’ils avaient connu l’endroit, ils filèrent à gauche, toujours silencieux, et s’engagèrent dans un terrain vague. C’était, entre une scierie mécanique et une manufacture de boutons, une bande de prairie restée verte, avec des plaques jaunes d’herbe grillée ; une chèvre, attachée à un piquet, tournait en bêlant ; au fond, un arbre mort s’émiettait au grand soleil.3
4.
Le forgeron, cependant, secoué de la tête aux pieds par un grand frisson, s’écartait d’elle, pour ne pas céder à l’envie de la reprendre ; et il se traînait sur les genoux, ne sachant à quoi occuper ses mains, cueillant des fleurs de pissenlits, qu’il jetait de loin dans son panier. Il y avait là, au milieu de la nappe d’herbe brûlée, des pissenlits jaunes superbes. Peu à peu, ce jeu le calma, l’amusa. De ses doigts raidis par le travail du marteau, il cassait délicatement les fleurs, les lançait une à une, et ses yeux de bon chien riaient, lorsqu’il ne manquait pas la corbeille. La blanchisseuse s’était adossée à l’arbre mort, gaie et reposée, haussant la voix pour se faire entendre, dans l’haleine forte de la scierie mécanique. Quand ils quittèrent le terrain vague, côte à côte, en causant d’Étienne, qui se plaisait beaucoup à Lille, elle emporta son panier plein de fleurs de pissenlits.4
5.
Deux jours se passèrent. Le zingueur n’avait pas reparu. Il roulait dans le quartier, on ne savait pas bien où. Des gens, pourtant, disaient l’avoir vu chez la mère Baquet, au Papillon, au Petit bonhomme qui tousse. Seulement, les uns assuraient qu’il était seul, tandis que les autres l’avaient rencontré en compagnie de sept ou huit soûlards de son espèce. Gervaise haussait les épaules d’un air résigné. Mon Dieu ! c’était une habitude à prendre. Elle ne courait pas après son homme ; même, si elle l’apercevait chez un marchand de vin, elle faisait un détour, pour ne pas le mettre en colère ; et elle attendait qu’il rentrât, écoutant la nuit s’il ne ronflait pas à la porte. Il couchait sur un tas d’ordures, sur un banc, dans un terrain vague, en travers d’un ruisseau. Le lendemain, avec son ivresse mal cuvée de la veille, il repartait, tapait aux volets des consolations, se lâchait de nouveau dans une course furieuse, au milieu des petits verres, des canons et des litres, perdant et retrouvant ses amis, poussant des voyages dont il revenait plein de stupeur, voyant danser les rues, tomber la nuit et naître le jour, sans autre idée que de boire et de cuver sur place.5
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1 Émile Zola: « L’Assommoir » (1877), in: É. Z.: Les Rougon-Macquart, hrsg. v. Armand Lanoux u. Henri Mitterand, Paris: Gallimard 1961–67 (Bibliothèque de la Pléiade), Vol. 2, S. 526–527 (Chap. VI).
2 Émile Zola: « L’Assommoir » (1877), in: É. Z.: Les Rougon-Macquart, hrsg. v. Armand Lanoux u. Henri Mitterand, Paris: Gallimard 1961–67 (Bibliothèque de la Pléiade), Vol. 2, S. 553–554 (Chap. VI).
3 Émile Zola: « L’Assommoir » (1877), in: É. Z.: Les Rougon-Macquart, hrsg. v. Armand Lanoux u. Henri Mitterand, Paris: Gallimard 1961–67 (Bibliothèque de la Pléiade), Vol. 2, S. 613–614 (Chap. VIII).
4 Émile Zola: « L’Assommoir » (1877), in: É. Z.: Les Rougon-Macquart, hrsg. v. Armand Lanoux u. Henri Mitterand, Paris: Gallimard 1961–67 (Bibliothèque de la Pléiade), Vol. 2, S. 617 (Chap. VIII).
5 Émile Zola: « L’Assommoir » (1877), in: É. Z.: Les Rougon-Macquart, hrsg. v. Armand Lanoux u. Henri Mitterand, Paris: Gallimard 1961–67 (Bibliothèque de la Pléiade), Vol. 2, S. 628 (Chap. VIII).
Malignon, qui s’apprêtait à la serrer dans ses bras, d’un geste passionné qu’il avait médité, fut décontenancé et expliqua que le jour était trop laid, que ses fenêtres donnaient sur des terrains vagues. D’ailleurs, il adorait la nuit.
— On ne sait jamais avec vous, reprit-elle en le plaisantant. Le printemps dernier, à mon bal d'enfants, vous m'avez fait toute une affaire : on était dans un caveau, on aurait cru entrer chez un mort… Enfin, mettons que votre goût a changé.1
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1Émile Zola: « Une page d’amour » (1878), in: É. Z. : Les Rougon-Macquart, hrsg. v. Armand Lanoux u. Henri Mitterand, Paris: Gallimard 1961–67 (Bibliothèque de la Pléiade), Vol. 2, S. 1014 (Quatrième partie, Chap. IV).
1.
L’hôtel de Nana se trouvait avenue de Villiers, à l’encoignure de la rue Cardinet, dans ce quartier de luxe, en train de pousser au milieu des terrains vagues de l’ancienne plaine Monceau. Bâti par un jeune peintre, grisé d’un premier succès et qui avait dû le revendre, à peine les plâtres essuyés, il était de style Renaissance, avec un air de palais, une fantaisie de distribution intérieure, des commodités modernes dans un cadre d’une originalité un peu voulue. Le comte Muffat avait acheté l’hôtel tout meublé, empli d’un monde de bibelots, de fort belles tentures d’Orient, de vieilles crédences, de grands fauteuils Louis XIII ; et Nana était ainsi tombée sur un fonds de mobilier artistique, d’un choix très fin, dans le tohu-bohu des époques.1
2.
Dans l’ombre des rideaux, les deux femmes s’accoudèrent à la rampe de fer forgé. Une heure sonnait. L’avenue de Villiers, déserte, allongeait la double file de ses becs de gaz, au fond de cette nuit humide de mars, que balayaient de grands coups de vent chargés de pluie. Des terrains vagues faisaient des trous de ténèbres ; des hôtels en construction dressaient leurs échafaudages sous le ciel noir. Et elles eurent un fou rire, en voyant le dos rond de Muffat, qui s’en allait le long du trottoir mouillé, avec le reflet éploré de son ombre, au travers de cette plaine glaciale et vide du nouveau Paris. Mais Nana fit taire Satin.2
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1 Émile Zola: « Nana » (1880), in: É. Z.: Les Rougon-Macquart, hrsg. v. Armand Lanoux u. Henri Mitterand, Paris: Gallimard 1961–67 (Bibliothèque de la Pléiade), Vol. 2, S. 1347 (Chapitre X).
2 Émile Zola: « Nana » (1880), in: É. Z.: Les Rougon-Macquart, hrsg. v. Armand Lanoux u. Henri Mitterand, Paris: Gallimard 1961–67 (Bibliothèque de la Pléiade), Vol. 2, S. 1373–1374 (Chapitre X).
1.
Dehors, la Maheude s'étonna de voir que le vent ne soufflait plus. C'était un dégel brusque, le ciel couleur de terre, les murs gluants d'une humidité verdâtre, les routes empoissées de boue, une boue spéciale au pays du charbon, noire comme de la suie délayée, épaisse et collante à y laisser ses sabots. Tout de suite, elle dut gifler Lénore, parce que la petite s'amusait à ramasser la crotte sur ses galoches, ainsi que sur le bout d'une pelle. En quittant le coron, elle avait longé le terri et suivi le chemin du canal, coupant pour raccourcir par des rues défoncées, au milieu de terrains vagues, fermés de palissades moussues. Des hangars se succédaient, de longs bâtiments d'usine, de hautes cheminées crachant de la suie, salissant cette campagne ravagée de faubourg industriel. Derrière un bouquet de peupliers, la vieille fosse Réquillart montrait l'écroulement de son beffroi, dont les grosses charpentes restaient seules debout. Et, tournant à droite, la Maheude se trouva sur la grande route.1
2.
Et la course recommença, dans la boue noire et collante. Il y avait encore deux kilomètres, les petits se faisaient tirer davantage, ne s'amusant plus, consternés. A droite et à gauche du chemin, se déroulaient les mêmes terrains vagues clos de palissades moussues, les mêmes corps de fabriques, salis de fumée, hérissés de cheminées hautes. Puis, en pleins champs, les terres plates s'étalèrent, immenses, pareilles à un océan de mottes brunes, sans la mâture d'un arbre, jusqu'à la ligne violâtre de la forêt de Vandame.2
3.
Cent pas plus loin, il tomba encore sur des couples. Il arrivait à Réquillart, et là, autour de la vieille fosse en ruine, toutes les filles de Montsou rôdaient avec leurs amoureux. C'était le rendez-vous commun, le coin écarté et désert, où les herscheuses venaient faire leur premier enfant, quand elles n'osaient se risquer sur le carin. Les palissades rompues ouvraient à chacun l'ancien carreau, changé en un terrain vague, obstrué par les débris de deux hangars qui s'étaient écroulés, et par les carcasses des grands chevalets restés debout. Des berlines hors d'usage traînaient, d'anciens bois à moitié pourris entassaient des meules ; tandis qu'une végétation drue reconquérait ce coin de terre, s'étalait en herbe épaisse, jaillissait en jeunes arbres déjà forts. Aussi chaque fille s'y trouvait-elle chez elle, il y avait des trous perdus pour toutes, les galants les culbutaient sur les poutres, derrière les bois, dans les berlines. On se logeait quand même, coudes à coudes, sans s'occuper des voisins. Et il semblait que ce fût, autour de la machine éteinte, près de ce puits las de dégorger de la houille, une revanche de la création, le libre amour qui, sous le coup de fouet de l'instinct, plantait des enfants dans les ventres de ces filles, à peine femmes.3
4.
Justement, comme Etienne restait assis, immobile dans l'ombre, un couple qui descendait de Montsou le frôla sans le voir, en s'engageant dans le terrain vague de Réquillart. La fille, une pucelle bien sûr, se débattait, résistait, avec des supplications basses, chuchotées ; tandis que le garçon, muet, la poussait quand même vers les ténèbres d'un coin de hangar, demeuré debout, sous lequel d'anciens cordages moisis s'entassaient. C'étaient Catherine et le grand Chaval. Mais Etienne ne les avait pas reconnus au passage, et il les suivait des yeux, il guettait la fin de l'histoire, pris d'une sensualité, qui changeait le cours de ses réflexions. Pourquoi serait-il intervenu ? lorsque les filles disent non, c'est qu'elles aiment à être bourrées d'abord.4
5.
Chaval acheta un miroir de dix-neuf sous et un fichu de trois francs à Catherine. A chaque tour, ils rencontraient Mouque et Bonnemort, qui étaient venus à la fête, et qui, réfléchis, la traversaient côte à côte, de leurs jambes lourdes. Mais une autre rencontre les indigna, ils aperçurent Jeanlin en train d'exciter Bébert et Lydie à voler les bouteilles de genièvre d'un débit de hasard, installé au bord d'un terrain vague. Catherine ne put que gifler son frère, la petite galopait déjà avec une bouteille. Ces satanés enfants finiraient au bagne.5
6.
Ce soir-là, au crépuscule, sur la route de Réquillart, Jeanlin, accompagné de ses inséparables, Bébert et Lydie, faisait le guet. Il s'était embusqué dans un terrain vague, derrière une palissade, en face d'une épicerie borgne, plantée de travers à l'encoignure d'un sentier. Une vieille femme, presque aveugle, y étalait trois ou quatre sacs de lentilles et de haricots, noirs de poussière ; et c'était une antique morue sèche, pendue à la porte, chinée de chiures de mouche, qu'il couvait de ses yeux minces. Déjà deux fois, il avait lancé Bébert, pour aller la décrocher. Mais, chaque fois, du monde avait paru, au coude du chemin. Toujours des gêneurs, on ne pouvait pas faire ses affaires !6
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1Émile Zola: « Germinal » (1885), in: É. Z.: Les Rougon-Macquart, hrsg. v. Armand Lanoux u. Henri Mitterand, Paris: Gallimard 1961–67 (Bibliothèque de la Pléiade), Vol. 3, S. 1206–1207 (Deuxième partie, Chap. II).
2Émile Zola: « Germinal » (1885), in: É. Z.: Les Rougon-Macquart, hrsg. v. Armand Lanoux u. Henri Mitterand, Paris: Gallimard 1961–67 (Bibliothèque de la Pléiade), Vol. 3, S. 1210 (Deuxième partie, Chap. II).
3Émile Zola: « Germinal » (1885), in: É. Z.: Les Rougon-Macquart, hrsg. v. Armand Lanoux u. Henri Mitterand, Paris: Gallimard 1961–67 (Bibliothèque de la Pléiade), Vol. 3, S. 1239–1240 (Deuxième partie, Chap. V).
4Émile Zola: « Germinal » (1885), in: É. Z.: Les Rougon-Macquart, hrsg. v. Armand Lanoux u. Henri Mitterand, Paris: Gallimard 1961–67 (Bibliothèque de la Pléiade), Vol. 3, S. 1242 (Deuxième partie, Chap. V).
5Émile Zola: « Germinal » (1885), in: É. Z.: Les Rougon-Macquart, hrsg. v. Armand Lanoux u. Henri Mitterand, Paris: Gallimard 1961–67 (Bibliothèque de la Pléiade), Vol. 3, S. 1266 (Troisième partie, Chap. II).
6Émile Zola: « Germinal » (1885), in: É. Z.: Les Rougon-Macquart, hrsg. v. Armand Lanoux u. Henri Mitterand, Paris: Gallimard 1961–67 (Bibliothèque de la Pléiade), Vol. 3, S. 1362–1363 (Quatrième partie, Chap. VI).
1.
D’abord, la première année, il alla, pendant les neiges de décembre, se planter quatre heures chaque jour derrière la butte Montmartre, à l’angle d’un terrain vague, d’où il peignait un fond de misère, des masures basses, dominées par des cheminées d’usine ; et, au premier plan, il avait mis dans la neige une fillette et un voyou en loques, qui dévoraient des pommes volées. Son obstination à peindre sur nature compliquait terriblement son travail, l’embarrassait de difficultés presque insurmontables. Pourtant, il termina cette toile dehors, il ne se permit à son atelier qu’un nettoyage. L’œuvre, quand elle fut posée sous la clarté morte du vitrage, l’étonna lui-même par sa brutalité ; c’était comme une porte ouverte sur la rue, la neige aveuglait, les deux figures se détachaient, lamentables, d’un gris boueux.1
2.
Après le dîner, comme elle revenait de porter des assiettes à la cuisine, elle ne le trouva plus devant la table. Il avait ouvert une fenêtre qui donnait sur un terrain vague, il était là, tellement penché, qu'elle ne le voyait pas. Puis, terrifiée, elle se précipita, elle le tira violement par son veston. « Claude! Claude! que fais-tu? » Il s'était retourné, d'une pâleur de linge, les yeux fous. « Je regarde. » Mais elle feutra la fenêtre de ses mains tremblantes, et elle en garda une telle angoisse, qu'elle ne donnait plus la nuit.2
3.
La route large de Saint-Ouen s’en allait toute droite, à l’infini ; et, au milieu de la campagne rase, le petit convoi filait, pitoyable, perdu, le long de cette chaussée, où coulait un fleuve de boue. Une double clôture de palissades la bordait, de vagues terrains s’étalaient à droite et à gauche, il n’y avait au loin que des cheminée d’usine et quelques hautes maisons blanches, isolées, plantées de biais. On traversa la fête de Clignancourt : des baraques, des cirques, des chevaux de bois aux deux côtés de la route, grelottant sous l’abandon de l’hiver, des guinguettes vides, des balançoires verdies, une ferme d’opéra comique : À la Ferme de Picardie, d’une tristesse noire, entre ses treillages arrachés.3
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1Émile Zola: « L’Œuvre » (1886), in: É. Z.: Les Rougon-Macquart, hrsg. v. Armand Lanoux u. Henri Mitterand, Paris: Gallimard 1961–67 (Bibliothèque de la Pléiade), Vol. 4, S. 204–205 (Chap. VIII).
2Émile Zola: « L’Œuvre » (1886), in: É. Z.: Les Rougon-Macquart, hrsg. v. Armand Lanoux u. Henri Mitterand, Paris: Gallimard 1961–67 (Bibliothèque de la Pléiade), Vol. 4, S. 307–308 (Chap. X).
3Émile Zola: « L’Œuvre » (1886), in: É. Z.: Les Rougon-Macquart, hrsg. v. Armand Lanoux u. Henri Mitterand, Paris: Gallimard 1961–67 (Bibliothèque de la Pléiade), Vol. 4, S. 355 (Chap. XII).
1.
Ils marchèrent, ils causèrent à voix très basse, serrés l’un contre l’autre. Il y avait là un vaste espace occupé par le dépôt et ses dépendances, tout le terrain compris entre la rue Verte et la rue François-Mazeline, qui coupent chacune la ligne d’un passage à niveau : sorte d’immense terrain vague, encombré de voies de garage, de réservoirs, de prises d’eau, de constructions de toutes sortes, les deux grandes remises pour les machines, la petite maison des Sauvagnat entourée d’un potager large comme la main, les masures où étaient installés les ateliers de réparation, le corps de garde où dormaient les mécaniciens et les chauffeurs ; et rien n’était plus facile que de se dissimuler, de se perdre ainsi qu’au fond d’un bois, parmi ces ruelles désertes, aux inextricables détours. Pendant une heure, ils y goûtèrent une solitude délicieuse, à soulager leurs cœurs des paroles amies amassées depuis si longtemps ; car elle ne voulait entendre parler que d’affection, elle lui avait tout de suite déclaré qu’elle ne serait jamais à lui, que cela serait trop vilain de salir cette pure amitié dont elle était si fière, ayant le besoin de s’estimer. Puis, il l’accompagna jusqu’à la rue Verte, leurs bouches se rejoignirent en un baiser profond. Et elle rentra.1
2.
Cependant, leurs rendez-vous continuaient au-dehors, en attendant qu’ils pussent se voir tranquillement chez elle, dans le nouveau logement conquis. L'hiver finissait, le mois de février était très doux. Ils prolongeaient leurs promenades, marchaient pendant des heures, à travers les terrains vagues de la gare ; car lui évitait de s'arrêter, et lorsqu'elle se pendait à ses épaules, qu'il était forcé de s'asseoir et de la posséder, il exigeait que ce fût sans lumière, dans sa terreur de frapper, s’il apercevait un coin de sa peau nue : tant qu’il ne verrait pas, il résisterait peut-être. A Paris, où elle le suivait toujours, chaque vendredi, il fermait soigneusement les rideaux, en racontant que la pleine clarté lui coupait son plaisir. Ce voyage hebdomadaire, elle le faisait maintenant sans même donner d’explication à son mari. Pour les voisins, l’ancien prétexte, son mal au genou, servait ; et elle disait aussi qu’elle allait embarrasser sa nourrice, la mère Victoire, dont la convalescence traînait à l’hôpital.2
3.
« Je t’ai fait peur, murmura-t-elle.
— non, non, je t'attendais... Marchons, personne ne peut nous voir. »
Et, les bras liés à la taille, doucement, ils se promenèrent par les terrains vagues. De ce côté du dépôt, les becs de gaz étaient rares ; certains enfoncements d'ombre en manquaient tout à fait ; tandis qu'ils pullulaient au loin, vers la gare, pareils à des étincelles vives.3
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1Émile Zola: « La Bête Humaine » (1890), in: É. Z.: Les Rougon-Macquart, hrsg. v. Armand Lanoux u. Henri Mitterand, Paris: Gallimard 1961–67 (Bibliothèque de la Pléiade), Vol. 4, S. 1144 (Chap. VI).
2Émile Zola: « La Bête Humaine » (1890), in: É. Z.: Les Rougon-Macquart, hrsg. v. Armand Lanoux u. Henri Mitterand, Paris: Gallimard 1961–67 (Bibliothèque de la Pléiade), Vol. 4, S. 1229 (Chap. IX).
3Émile Zola: « La Bête Humaine » (1890), in É. Z. : Les Rougon-Macquart, hrsg. v. Armand Lanoux u. Henri Mitterand, Paris: Gallimard 1961–67 (Bibliothèque de la Pléiade), Vol. 4, S. 1237 (Chap. IX).
Une heure plus tard, Mme Caroline, qui avait pris une voiture, errait derrière la butte Montmartre, sans pouvoir trouver la cité. Enfin, dans une des rues désertes qui se relient à la rue Marcadet, une vieille femme la désigna au cocher. C’était, à l’entrée, comme un chemin de campagne, défoncé, obstrué de boue et de détritus, s’enfonçant au milieu d’un terrain vague ; et l’on ne distinguait qu’après un coup d’œil attentif les misérables constructions, faites de terre, de vieilles planches et de vieux zinc, pareilles à des tas de démolitions, rangés autour de la cour intérieure. Sur la rue, une maison à un étage, bâtie en moellons celle-là, mais d’une décrépitude et d’une crasse repoussantes, semblait commander l’entrée, ainsi qu’une geôle. Et, en effet, Mme Méchain demeurait là, en propriétaire vigilante, sans cesse aux aguets, exploitant elle-même son petit peuple de locataires affamés.1
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1Émile Zola: « L'Argent » (1891), in: É. Z.: Les Rougon-Macquart, hrsg. v. Armand Lanoux u. Henri Mitterand, Paris: Gallimard 1961–67 (Bibliothèque de la Pléiade), Vol. 5, S. 146 (Chap. V).
Flaubert, Gustave
Frédéric fut ébranlé par le choc d’un homme qui, une balle dans les reins, tomba sur son épaule, en râlant. À ce coup, dirigé peut-être contre lui, il se sentit furieux ; et il se jetait en avant quand un garde national l’arrêta.
— C’est inutile ! le Roi vient de partir. Ah ! si vous ne me croyez pas, allez-y voir !
Une pareille assertion calma Frédéric. La place du Carrousel avait un aspect tranquille. L’hôtel de Nantes s’y dressait toujours solitairement ; et les maisons par derrière, le dôme du Louvre en face, la longue galerie de bois à droite et le vague terrain qui ondulait jusqu’aux baraques des étalagistes, étaient comme noyés dans la couleur grise de l’air, où de lointains murmures semblaient se confondre avec la brume, — tandis qu’à l’autre bout de la place, un jour cru, tombant par un écartement des nuages sur la façade des Tuileries, découpait en blancheur toutes ses fenêtres. Il y avait près de l’Arc de Triomphe en cheval mort, étendu. Derrière les grilles, des groupes de cinq à six personnes causaient. Les portes du château étaient ouvertes ; les domestiques sur le seuil laissaient entrer.1
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1Gustave Flaubert: « L’Éducation sentimentale » (1869), G. F.: Œuvres, hrsg. v. Albert Thibaudet u. René Dumesnil, Paris: Gallimard 1951–1952 (Bibliothèque de la Pléiade), Vol. 2, S. 318–319 (Troisième partie, Chap. I).
Daudet, Alphonse
1.
Des lettres dorées sur le fronton de la grille ogivale du passage annonçaient très pompeusement que l’institution Moronval était située à cet endroit. Mais sitôt la grille franchie, on mettait le pied dans cette boue noire, infecte, indestructible, que les démolitions et les constructions récentes déversent autour d’elles, une boue de terrain vague. Le ruisseau, au milieu du passage, le réverbère coupant l’espace et, de chaque côté, des garnis borgnes, des bâtisses complétées de vieilles planches, vous reportaient à quarante ans en arrière et à l’autre bout de Paris, vers la Chapelle ou Ménilmontant.1
2.
Voilà pourquoi il n’avait pas quitté Paris. Deux heures après sa fuite du gymnase, alors qu’il cherchait aux abords de la banlieue une porte ouverte sur la campagne, les quinze francs du marché, la médaille qu’il portait à son cou étaient passés, sans qu’il sût comment, dans la poche d’un de ces rouleurs de barrière pour qui toute proie est bonne, un de ces oiseaux rapaces qui se jettent sur tout ce qui brille.
Alors, sans plus songer à Marseille, aux bateaux, au voyage, sachent bien que sans son gri-gri il n’atteindrait jamais le Dahomey, Mâdou avait rebroussé chemin et roulé pendant huit jours et huit nuits dans tous les basfonds de Paris souterrain à la recherche de son amulette. Craignant d’être repris et réintégré chez Moronval, il avait mené cette vie nocturne, rampante, effarouchée, que mène le Paris sombre qui vole et qui tue. Il avait couché dans les maisons, en construction, les terrains vagues, les tuyaux de conduite, sous les ponts où le vent souffle, derrière les barrières de théâtre parmi les débris du dîner de la queue.2
3.
Pourtant l’endroit où il se trouvait n’était pas encore la campagne. La rue se bordait de maisons des deux côtés ; mais à mesure que l’enfant avançait, ces bâtisses s’espaçaient de plus en plus, ayant entre elles de longues palissades en planches, de grands chantiers de matériaux, des hangars penchés, tout en toit. En s’écartent, les maisons diminuaient de hauteur. Quelques usines aux toitures basses dressaient encore leurs longues cheminées vers le ciel couleur d’ardoise ; puis, seul entre deux galetas, une immense bâtisse de six étages s’élevait, criblée de fenêtres d’un côté, sombre et fermée sur les trois autres, perdue au milieu de terrains vagues, sinistre et bête. Mais, comme épuisée par ce dernier effort, la ville en train d’expirer ne montrait plus que des masures lamentables presque à fleur de terre. La rue semblait mourir aussi, n’ayant plus de trottoirs ni de bornes, réunissant en un seul ses deux ruisseaux séparés. On eût dit une grande route qui traverse un village et se fait « la grand-rue » pendant quelques mètres.3
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1Alphonse Daudet: « Jack » (1876), in: A. D.: Œuvres, hrsg. v. Roger Ripoll, Paris: Gallimard 1986–1994 (Bibliothèque de la Pléiade), Vol. 2, S. 21–22 (Première partie, II. Le gymnase Moronval).
2Alphonse Daudet: « Jack » (1876), in: A. D.: Œuvres, hrsg. v. Roger Ripoll, Paris: Gallimard 1986–1994 (Bibliothèque de la Pléiade), Vol. 2, S. 102–103 (Première partie, VI. Le petit roi).
3Alphonse Daudet: « Jack » (1876), in: A. D.: Œuvres, hrsg. v. Roger Ripoll, Paris: Gallimard 1986–1994 (Bibliothèque de la Pléiade), Vol. 2, S. 115–116 (Première partie, VII. Marche de nuit à travers la campagne).
1.
Le cocher Joë, scandalisé, se fit répéter l’adresse deux fois ; le cheval lui-même eut une petite hésitation, comme si la bête de prix, la fraîche livrée se fussent révoltées à l’idée d’une course dans un faubourg aussi lointain, en dehors du cercle restreint mais si brillant où se groupait la clientèle de leur maître. On arriva tout de même, sans encombre, au bout d’une rue provinciale, inachevée, et à la dernière de ses bâtisses, un immeuble à cinq étages, que la rue semblait avoir envoyé en reconnaissance pour savoir si elle pouvait continuer de ce côté, isolé qu’il était entre des terrains vagues attendant des constructions prochaines ou remplis de matériaux de démolitions, avec les pierres de taille, de vieilles persiennes posées sur le vide, des ais moisis dont les ferrures pendaient, immense ossuaire de tout un quartier abattu.1
2.
« Les ateliers dans la maison, au cinquième », disait une ligne dominant le cadre. Jenkins soupira, mesura de l’œil la distance qui séparait le sol du petit balcon là-haut, près des nuages ; puis il se décida à entrer. Dans le couloir, il se croisa avec une cravate blanche et une majestueuse serviette en cuir, évidemment le vieux monsieur de l’étalage. Interrogé, celui-ci répondit que M. Maranne habitait en effet le cinquième : « Mais, ajouta-t-il avec un sourire engageant, les étages ne sont pas hauts. » Sur cet encouragement, l’Irlandais se mit à montrer un escalier étroit et tout neuf avec des paliers pas plus grands qu’une marche, une seule porte par étage, et des fenêtres coupées qui lassaient voir une cour aux pavés tristes et d’autres cages d’escalier, toutes vides ; une de ces affreuses maisons modernes, bâties à la douzaine par des entrepreneurs sans le sou et dont le plus grand inconvénient consiste en des cloisons minces qui font vivre tous les habitants dans une communauté de phalanstère. En ce moment, l’incommodité n’était pas grande, le quatrième et le cinquième étages se trouvant seuls occupés, comme si les locataires y étaient tombés du ciel.
Au quatrième, derrière une porte dont la plaque en cuivre annonçait « M. JOYEUSE, expert en écritures », le docteur entendit un bruit de rires frais, de jeunes bavardages, de pas étourdis qui l’accompagnèrent jusqu’au-dessus, jusqu’à l’établissement photographique.
C’est une des surprises de Paris que ces petites industries perchées dans des coins et qui ont l’air de n’avoir aucune communication avec le dehors. On se demande comment vivent les gens qui s’installent dans ces métiers-là, quelle providence méticuleuse peut envoyer par exemple des clients à une photographe logé au cinquième dans les terrains vagues, tout en haut de la rue Saint-Ferdinand, ou des écritures à tenir au comptable du dessous. Jenkins, en se faisant cette réflexion, sourit de pitié, puis entra tout droit comme l’y invitait l’inscription suivante : « Entrez sans frapper. » Hélas ! on n’abusait guère de la permission… Un grand garçon à lunettes, en train d’écrire sur une petite table, les jambes entortillées d’une couverture de voyage, se leva précipitamment pour venir au-devant du visiteur que sa myopie l’avait empêché de reconnaître.2
3.
Ce qu’il arriva ? Un vrai Massacre des Innocents. Aussi les quelques parents un peu aisés, ouvriers ou commerçants de faubourg, qui tentés par les annonces, s’étaient séparés de leurs enfants, les reprenaient bien vite, et il ne resta plus dans l’établissement que les petits malheureux ramassés sous les porches ou dans les terrains vagues, expédiés par les hospices, voués à tous les maux dès leur naissance. La mortalité augmentant toujours, même ceux-là vinrent à manquer, et l’omnibus parti en poste au chemin de fer s’en revenait bondissant et léger comme un corbillard vide. Combien cela durerait-il ? Combien de temps mettraient-ils à mourir les vingt-cinq ou trente petits qui restaient ? C’est ce que se demandait un matin M. le directeur ou plutôt, comme il s’était surnommé lui-même, M. le préposé aux décès Pondevèz, assis en face des coques vénérables de Mme Polge et faisant après le déjeuner la partie favorite de cette personne.3
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1Alphonse Daudet: « Le Nabab » (1877), in: A. D.: Œuvres, hrsg. v. Roger Ripoll, Paris: Gallimard 1986–1994 (Bibliothèque de la Pléiade), Vol. 2, S. 495–496 (I. Les maladies du docteur Jenkins).
2Alphonse Daudet: « Le Nabab » (1877), in: A. D.: Œuvres, hrsg. v. Roger Ripoll, Paris: Gallimard 1986–1994 (Bibliothèque de la Pléiade), Vol. 2, S. 496–497 (I. Les maladies du docteur Jenkins).
3Alphonse Daudet: « Le Nabab » (1877), in: A. D.: Œuvres, hrsg. v. Roger Ripoll, Paris: Gallimard 1986–1994 (Bibliothèque de la Pléiade), Vol. 2, S. 588 (VIII. L’œuvre de Bethléem).
1.
De tous les villages dispersés entre Paris et Corbeil sur la rive gauche de la Seine, de ces jolies villégiatures à noms de soleil, Orangis, Ris, Athis-Mons — Petit-Port, malgré sa dénomination plus bourgeoise, est le seul qui ait un passé, une histoire. Comme Ablon, comme Charenton, il fut à la fin du seizième siècle un centre calviniste important, un des lieux de réunion accordés aux protestants de Paris par l’édit de Nantes. Le temple de Petit-Port voyait chaque dimanche les plus grands seigneurs de la Religion assemblé autour de sa chaire, Sully, les Rohan, la princesse d’Orange, dont les grands carrosses chamarrés d’or défilaient entre les ormes du Pavé du roi. Des théologiens fameux y prêchèrent. Il compta quelques beaux baptêmes et mariages, des abjurations retentissantes ; mais cette gloire ne dura pas.
À la Révocation, la population calviniste fut dispersée, le temple rasé : et lorsqu’en 1832, Samuel Autheman vint établir là ses affineries, il trouva un petit village maraîcher, obscur, sans autre mémoire de son histoire enfouie dans la poussière des archives, que le nom donné à un terrain vague, une carrière abandonnée qu’on appelait « le Prêche ». C’est sue le Prêche, à la place même de l’ancien temple, que les ateliers furent construits, tout en haut de la propriété grandiose achetée du même coup par le marchand d’or déjà fort riche à cette époque. Le domaine était historique comme le village, ayant appartenu à Gabrielle d’Estrées : mais là non plus il ne restait rien d’autrefois qu’un vieil escalier de pierre, rouillé de soleil et de pluie, arrondissant sa double rampe de chaque côté de l’entablement tout noir de vigne vierge et de lierre, « l’escalier de Gabrielle » dont le nom évoquait sur sa descente courbe des groupes de seigneurs et de dames aux satins éclatants dans la verdure.1
2.
Dans ses courses errantes à travers Paris, Mme Ebsen revenait toujours au même point, l’hôtel Autheman où elle avait d’abord essayé de s’introduire, de quêter quelques renseignements des domestiques. Mais il lui manquait, pour éclaircir l’impassibilité de ces faces de mercenaires, l’indispensable reflet du pourboire. Maintenant elle se contentait de rôder, attirée par un instinct, même avec la certitude que sa fille n’était plus en France : et s’installant pendant des heures le long de la palissade d’un terrain vague qui faisait face à l’hôtel, elle regardait, tout au fond de la cour, les hautes murailles noires, les fenêtres inégales dans leur chapiteaux sculptés. Des voitures stationnaient à la porte ; du monde entrait, sortait, des portefeuilles à chaînes d’acier, des dos chargés de sacs d’écus. Sur le grand perron s’attardaient des figures graves. Tout cela sans embarras, sans bruit ; rien qu’un tintement doux et continuel d’argent manié, un murmure argentin, voilé, comme d’une source invisible, inoffensive, qui s’alimentait du matin au soir, se répandait dans Paris, la France et le monde, devenait ce large fleuve impétueux aux remous redoutables qu’on appelait la fortune des Autheman, et qui effrayait les plus hauts, les plus forts, ébranlait les consciences les plus fermes, les mieux remblayées.2
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1Alphonse Daudet: « L’Évangéliste » (1883), in: A. D.: Œuvres, hrsg. v. Roger Ripoll, Paris: Gallimard 1986–1994 (Bibliothèque de la Pléiade), Vol. 3, S. 291 (VII. Port-sauveur).
2Alphonse Daudet: « L’Évangéliste » (1883), in: A. D.: Œuvres, hrsg. v. Roger Ripoll, Paris: Gallimard 1986–1994 (Bibliothèque de la Pléiade), Vol. 3, S. 371–372 (XIV. Dernière lettre).
Huysmans, Joris-Karl
En suivant, à gauche de l’Observatoire, le boulevard de Port-Royal, ils arrivèrent après quelques minutes de marche, devant des escaliers qui s’enfoncent sous un pont et tombent dans l’une des rues les plus hideuses de Paris, la rue de Lourcine. Il y avait, d’un côté, un terrain vague avec des baquets pleins d’eau, des pierres de taille accotées les unes contre les autres, des piquets reliés par des ficelles et laissant flotter, comme des drapeaux, des camisoles à pois déteints, des blouses bleuâtres, de culottes à côtes vert bouteille, des haillons effiloqués, et, de l’autre, vis-à-vis ce chantier de pierres, s’étendaient, en rang d’oignon, des masures lézardées, mitrées de toits de zinc effondrés et croulants. Il y avait des boutiques de petits commerçants, joailliers en savates, orfèvres en cuir, ravaudant les vieux socques, rapetassant les bottines, débitant des semelles de paille et de liège ; des fruiteries où l’on vendait du lait et des soldats de plomb ; des épiceries où s’entassaient, séparés par des cloisons de verre, des amas de pommes tapées, aux pelures froncées et couleur d’amadou, des vagues d’amandes blondes, des piles de sucre candi, des biscuits Guillout, des meules de gruyère, des confitures orangées ou roses, limpides ou bourbeuses, les litres rouges, des tambours en bois où se liquéfiaient les chairs dissoutes des géromés à l’anis ; des gargotes aux vitrines desquelles se racornissaient des poissons rissolés et friables, des lapins saignants encadrés d’un mur de vaisselles opaques et de saladiers regorgeant de pruneaux qui s’enlisaient dans la vase de leur sauce.1
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1Joris-Karl Huysmans: « Marthe. Histoire d’une fille », in: J.-K. H.: Œuvres complètes, Paris: Crès 1928–1938, Bd. II, S. 89–90 (Chap. VIII).
Tout cela est risible, car enfin il n’y a pas plus de grande qu’il n’y a de moyenne et de petite nature. Il existe une nature aussi intéressante à décrire quand elle se dénude et pèle que lorsqu’elle exubère et rutile, au plein soleil. Il n’y a pas de sites plus nobles les uns que les autres ; il n’y a pas de campagnes à mépriser, pas de fleurs à ne point cueillir, qu’elles soient écloses aux chaleurs factices de serres et alléchantes comme des fardées, ou qu’elles aient percé à grand’peine la croûte des gravats et s’épanouissent, chlorotiques, dans les jardins sans air de la capitale. Nous sommes gavés de sites redondants, de nature ventrues ; il serait peut-être bon de varier un peu, et cela me surprend que des peintres de talent n’aient pas tenté d’élargir, en entrant dans cette voie, la formule qu’ils ont acquise ; il y a là toute une mine à exploiter ; les deux pôles contraires du paysage parisien, le square maquillé du Parc Monceau et les terrains vagues de Montmartre et des Gobelins sont délicieux, chacun dans son genre ; les peindre eût été, à coup sûr, aussi intéressant que de beurrer des allées de chênes et de cabosser des rocs d’aquarium et des grès de feutre !1
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1Joris-Karl Huysmans: « L’Art moderne », in: J.-K. H.: Œuvres complètes, Paris: Crès 1928–1938, Bd. VI, S. 118–119 (L’Exposition des indépendants en 1880).
Mais Durtal n’avait pas, ce jour-là, le temps d’y séjourner. Il s’occupa de ses emplettes et rejoignit, après être allé lire les journaux dans un café, la gare.
Si les nouvelles précises qu’il cherchait sur la loi des Congrégations étaient, ce matin-là, quasi nulles, par contre, les articles de la presse maçonnique débordaient d’injures sur les religieux et les nonnes. Elle poussait furieusement à la roue, exigeait du Gouvernement qu’il exterminât les écoles congréganistes et dispersât, en attendant mieux, les cloîtres ; et les diatribes sur les jésuitières, sur les milliards des frocards et des cornettes, se succédaient en un style de voirie, en une langue de terrain vague.
Il est impossible que les vassaux de ces éviers ne soient pas des roussins ou des adultères, des défroqués ou des larrons, car l’étiage de la haine contre Dieu est, pour chacun de ces gens, celui de ses propres fautes ; n’exècre l’Église que celui qui craint ses reproches et ceux de sa conscience. Ah ! si l’on pouvait ouvrir l’âme de ces Homais en délire, ce qu’on découvrirait, dans l’amalgame de leur fumier de péchés, d’extravagants composts, se disait Durtal, en se promenant sur le quai.1
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1Joris-Karl Huysmans: « L’Oblat », in: J.-K. H.: Œuvres complètes, Paris: Crès 1928–1938, Bd. XVII, S. 309–310 (Chap. VIII).
Loti, Pierre
1.
Ma maison était située en un point retiré de Péra, dominant de haut la Corne d’or et le panorama lointain de la ville turque ; la splendeur de l’été donnait du charme à cette habitation. En travaillant la langue de l’islam devant ma grande fenêtre ouverte, je planais sur le vieux Stamboul baigné de soleil. Tout au fond, dans un bois de cyprès, apparaissait Eyoub, où il eût été doux d’aller avec elle cacher son existence, — point mystérieux et ignoré où notre vie eût trouvé un cadre étrange et charmant.
Autour de ma maison s’étendaient de vastes terrains dominant Stamboul, plantés de cyprès et de tombes, — terrains vagues où j’ai passé plus d’une nuit à errer, poursuivant quelque aventure imprudente, arménienne ou grecque.1
2.
C’était une belle après-midi d’hiver, et nous nous promenions tous deux, elle et moi, heureux comme deux enfants de nous trouver ensemble au soleil, une fois par hasard, et de courir la campagne.
Il était triste cependant le lieu de promenade que nous avions choisi : nous longions la grande muraille de Stamboul, lieu solitaire par excellence, et où tout semble s’être immobilisé depuis les derniers empereurs byzantins.
La grande ville a toutes ses communications par la mer, et autour de ses murs antiques le silence est aussi complet qu’aux abords d’une nécropole. Si, de loin en loin, quelques portes s’ouvrent dans les épaisseurs de ces remparts, on peut affirmer que personne n’y passe et qu’il eût autant valu les supprimer. Ce sont du reste de petites portes basses, contournées, mystérieuses, surmontées d’inscriptions dorées et d’ornement bizarres.
Entre la partie habitée de la ville et ses fortifications s’étendent de vastes terrains vagues occupés par des masures inquiétantes, des ruines éboulées de tous les âges de l’histoire.2
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1Pierre Loti: Aziyadé (1879), Paris: Calmann-Lévy 1987, S. 43 (II. Solitude, V).
2Pierre Loti: Aziyadé (1879), Paris: Calmann-Lévy 1987, S. 219–220 (IV. Mané, Thécel, Pharès, XXXI).
C’était triste le soir, dans ce quartier mort, isolé au bout d’une ville morte.
Jean restait souvent accoudé à la grande fenêtre de sa chambre blanche et nue. — La brise de la mer faisait papillonner au plafond les parchemins des prêtres, que Fatou avait pendus là par de longs fils pour veiller sur leur sommeil. […]
Devant lui, il avait les grands horizons du Sénégal — la pointe de Barberie, — une immensité plate, sur les lointains de laquelle pesaient de sombres vapeurs de crépuscule : l’entrée profonde du désert.
Ou bien il s’asseyait à la porte de la maison Samba-Hamet, devant ce carré de terrain vague que bordaient de vieilles constructions de briques en ruines, — sorte de place au milieu de laquelle croissait ce maigre palmier jaune, de l’espèce à épines, qui était l’arbre unique du quartier.
Il s’asseyait là et fumait des cigarettes qu’il avait appris à Fatou à lui faire."1
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1Pierre Loti: Le roman d’un spahi (1881), hrsg. v. Bruno Vercier, Paris: Gallimard 1992 (Folio classique), S. 129–130 (Deuxième parti, III).
1.
Je me fais conduire au Gos-Sho, l’ancien palais impérial que les Mikados ont délaissé. C’est très loin au milieu d’esplanades désertes, de terrains vagues. Mais cette interminable muraille massive, inclinée comme un rempart, me tente beaucoup à franchir.1
2.
La ville occupe une sorte de vaste plaine ondulée ; ses quelques collines, trop petites pour y faire un bon effet quelconque, sont juste suffisantes pour y mettre du désordre ; elle est parsemée d’espaces vides, de terrains vagues pleins de poussière ou de boue ; elle est coupée d’enceintes fortifiées, de longs remparts en pierre grise coupés de fossés où poussent des lotus. Tout cela lui donne une étendue démesurée. Sans compter le palais du Mikado qui y occupe tant de place, avec ses jardins impénétrables, ses bois d’arbres séculaires, le tout entouré d’épaisses murailles, comme une forteresse.2
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1Pierre Loti: Japoneries d’automne (1889), Paris: Calmann-Lévy 1892, S. 35 (Kioto, la ville sainte, VI).
2Pierre Loti: Japoneries d’automne (1889), Paris: Calmann-Lévy 1892, S. 278–279 (Yeddo).
Je remonte vers Gethsémani. Non pas dans l’enclos mignard des moines ; tout à côté, dans des terrains vagues, d’oliviers très vieux. Je dis au janissaire : « Assieds-toi loin ». Et je m’en vais m’étendre sur la terre, au pied d’un arbre, loin de cet autre homme vivant, pour être absolument seul et ne pas le voir… Rien, c’est un lieu quelconque, un peu étrange seulement. En face, la montagne, l’autre (je suis à mi-hauteur), couronnée de la longue ligne farouche du mur de Jérusalem. Il était à cette place, où le Christ devait le voir, moins crénelé sans doute, car il est sarrasin à présent. On dirait d’une ruine de ville, pas une lumière. D’ailleurs rien ne dépasse cette ligne de murs à créneaux, rien — si ce n’est, au milieu, le grand dôme de la mosquée d’omar où la lune jette des luisants bleuâtres, et surmonte du croissant de Mahomet. Dans le silence la clameur sonore des chiens, de très loin, comme d’en haut et du ciel — et cri d’un petit oiseau de nuit.1
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1Pierre Loti: « Journal intime » (1894), in: P. L.: Jérusalem, suivi de pages inédites du Journal intime, hrsg. v. Pierre P. Loti-Viaud u. Michel Desbruères, Saint-Cyr-sur-Loire: Pirot 1989, S. 198–199 (Samedi, 14 avril).
Contournant l’angle sud des murailles, nous rentrons dans Jérusalem par l’antique porte des Moghrabis. Personne non plus, à l’intérieur des remparts ; on croirait pénétrer dans uns ville morte. Devant nous, ces ravins de cactus et de pierres qui séparent le mont Moriah des quartiers habités du mont Sion, — terrains vagues, où nous cheminons en longeant l’enceinte de cet autre désert, le Haram-ech-Chérif, qui jadis était le Temple.1
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1Pierre Loti: « Jérusalem » (1895), in: P. L.: Jérusalem, suivi de pages inédites du Journal intime, hrsg. v. Pierre P. Loti-Viaud u. Michel Desbruères, Saint-Cyr-sur-Loire: Pirot 1989, S. 104 (Chap. XIII).
Pékin, de l’autre côté de ce mur, est un peu moins détruit. Les maisons, dans quelques rues, ont conservé leur revêtement de bois doré, leurs rangées de chimères au rebord des toits, — tout cela, il est vrai, croulant, vermoulu, ou bien léché par la flamme, criblé de mitraille ; et, par endroits, une populace de mauvaise mine grouille encore là dedans, vêtue de peaux de mouton et de loques en coton bleu. Ensuite reviennent des terrains vagues, cendres et détritus, où l’on voit errer, ainsi que des bandes de loups, les affreux chines engraissés à la chair humaine qui, depuis cet été, ne suffisent plus à manger les morts.1
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1Pierre Loti: Les derniers jours de Pékin (1902), Paris: Calmann-Lévy 1902, S. 134 ( IV. Dans la ville impériale, I).
1.
La rue finit, béante sur des ténèbres. Tout à coup, là, sans crier gare, elle aboutit à du vide où l’on n’y voit plus, et nous roulons sur un sol mou, feutré, qui brusquement fait cesser tout bruit. — Ah ! oui, le désert !... Non pas un terrain vague quelconque, comme dans des banlieues de chez nous ; non pas une de nos solitudes d’Europe, mais le seuil des grandes désolations d’Arabie : le désert, et, même si nous n’avions point su qu’il nous guettait là, nous l’aurions reconnu à un je ne sais quoi d’âpre et de spécial qui, malgré l’obscurité, ne trompe pas.1
2.
Ce matin de Pâques, partis en voiture du Caire actuel pour nous rendre à cette messe, nous avons à traverser d’abord une banlieue en voie de transformation, où du sol antique vont bientôt sortir quantité de ces modernes horreurs en fonte et torchis, usines ou grands hôtels, qui pullulent dans ce pauvre pays avec une stupéfiante vitesse. Puis viennent un ou deux kilomètres de terrains vagues, mêlés à des sables et déjà presque un peu désertiques. Puis enfin les murs du Vieux-Caire, après lesquels commence la paix des maisonnettes à l’abandon, des jardinets et des verges parmi des ruines.2
3.
Il s’en va. Au sortir des palais, me reste à traverser une étendue de terrains vagues, où du vrai froid me saisit. Au-dessus de ma tête, plus lourdes pierres suspendues, mais le déploiement si lointain d’un ciel bleu nuit — où s’allument ce soir par trop de milliers de milliers d’étoiles… Pour les Thébains d’autrefois, cette belle voûte, toujours scintillante de poudre de diamant, n’épandait sans doute que de la sérénité dans les âmes. Et pour nous, qui savons, hélas ! c’est au contraire le champ de la grande épouvante, c’est ce que, par pitié, il eût mieux valu ne pas laisser à portée de nos yeux : l’incommensurable vide noir où les univers, en frénésie de tourbillonnement, tombent comme une pluie, se heurtent, s’anéantissent, et se recommencent pour les éternités nouvelles. Tout cela, on le voit trop, l’horreur n’en est plus tolérables, par une claire nuit comme celle-ci, et dans un lieu de silence tout jonché de ruines…3
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1Pierre Loti: La mort de Philæ (1909), Puiseaux: Pardès 1990, S. 81 (VII. Banlieues du Caire, la nuit).
2Pierre Loti: La mort de Philæ (1909), Puiseaux: Pardès 1990, S. 94 (VIII. Chrétiens archaïques).
3Pierre Loti: La mort de Philæ (1909), Puiseaux: Pardès 1990, S. 222 (XVIII. À Thèbes chez l’ogresse).
Bloy, Léon
Marchenoir vivant très retiré, au fond d’un quartier désert visité par très peu de juges, put échapper longtemps aux sentences, maximes, apophtegmes, réflexions morales, admonitions ou conseils des sages. In n’encourageaient pas les inquisiteurs de sa vie privée. Mais on avait fini par savoir qu’il vivait avec la Ventouse, dont la disparition était restée inexpliquée, et quelques clients anciens avaient même entrepris de la reconquérir.
Marchenoir, pour avoir la paix, fit une chose que lui seul pouvait faire. Ayant été insulté par trois d’entre eux, en plein e solitude du boulevard de Vaugirard, un soir qu’il rentrait accompagné de sa prétendue maîtresse, il lança le premier dans un terrain vague, par-dessus un mur de clôture, et rossa tellement les deux autres qu’ils demandèrent grâce. On le laissa tranquille, après un tel coup, et les bruits ignobles qui se débitèrent furent sans aucun effet sur cet esprit fier qui se qui se déclarait pachyderme à l’égard de la calomnie.1
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1Léon Bloy: « Le Désespéré » (1886), in: L. B.: Œuvres de Léon Bloy, hrsg. v. Joseph Bollery u. Jacques Petit, Paris: Mercure de France 1964–1974, S. 103–104 (Deuxième partie: La grande chartreuse, XXVII).
Un jour de juillet, presque à l’aube et le lever du soleil s’annonçant à peine, Marchenoir sortit, selon sa coutume, pour se rafraîchir sur les bastions, en lisant quelques pages de Saxo Grammaticus ou de la Cornucopia de Perotto.
Ayant fait une soixantaine de pas environ, comme il regardait à ses pieds pour tourner l’angle de sa rue, il aperçut à deux pas, dans ce lieu désert où n’existaient alors que des clôtures de jardins fruitiers et de terrains vagues, un carton bureaucratique de la forme la plus notariale ou la plus huissière, dont la présence l’étonna.
S’approchant jusqu’à le toucher du pied, la résistance de l’objet redoubla son étonnement qui devint aussitôt de l’épouvante quand il vit un filet de sang.
Le couvercle enlevé rapidement, sa propriétaire lui apparut…, la tête coupée de son ancienne propriétaire le regardant de ses yeux morts, de ses blancs yeux morts qui ressemblaient à deux grosses pièces d’argent.1
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1Léon Bloy: « La plus belle trouvaille de Caïn », in: L. B.: Histoires désobligeantes (1894), Monaco: Rocher 1947, S. 249.
Quand Victor Hugo parle de ces « Renommées qui volaient, gorge au vent, pieds nus, clairons en mains, devant le maître des armées », ces belles images font pitié si on se souvient de ce que la radieuse et non sanglante Publicité a su faire des noms de Ménier et de Géraudel. Les murs d’affichage, les clôtures de chantiers ou de terrains vagues, les plafonds des omnibus ou les parois intérieures des pissotières, dans tous les pays du monde, le voilà le Livre de Vie des salauds qui ont su se faire un nom !1
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1Léon Bloy: Exégèse des lieux communs, Paris: Mercure de France 1902, S. 281–282 (CLXXV. Il faut se faire un nom).
Verlaine, Paul
Un peu de bâtiment
Dans ce Paris si laid moderne, il est encore
Ou plutôt il était, car tout se déshonore,
Il était quelques coins pittoresques, ô non !
Mais drôles d’horreur fade et de terreur sans nom
Aucun. Je veux parler de feu les terrains vagues,
Saint-Ouen, Montrouge, d’autres peut-être où les vagues
De foule bête n’avaient osé déferler.
Eugène Sue and C° surent en bien parler,
Henri Monnier aussi, mais de façon badine,
Lui… Mais, quoi, nous voyons, de nos jours, que lutine
La fièvre de bâtir pour voler en surplus,
Là s’élever, en plâtre, à sept étages, plus
Peut-être, des maisons de rapport, parodie
De celles du Paris intérieur, aussi
Laides et d’un aspect vil aussi réussi.
Ça fleure le malsain, ça prédit la misère :
Termes dus, fièvres typhoïde, ça vous serre
Le cœur d’une pitié qui serait du mépris…
Cependant, dès que c’est dressé, les maçons pris
De vin chantent la Marseillaise, air neuf encore,
Et plantent là-dessus le drapeau tricolore.1
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1Paul Verlaine: « Un peu de bâtiment », in: P. V.: Œuvres poétiques complètes, hrsg. v. Yves-Gérard Le Dantec und Jacques Borel, Paris: Gallimard 1962 (Bibliothèque de la Pléiade), S. 931 (Invectives XXXIII).
Reverdy, Pierre
La rue est toute noire et la saison n’a pas laissé de traces. J’aurais voulu sortir et l’on retient ma porte. Pourtant là-haut quelqu’un veille et la lampe est éteinte.
Tandis que les becs de gaz ne sont plus que des ombres, les affiches se poursuivent le long des palissades. Écoute, l’on n’entend le pas d’aucun cheval. Cependant un cavalier géant court sur une danseuse et tout se perd en tournant derrière un terrain vague. La nuit seule connaît l’endroit où ils se réunissent. Dès le matin ils auront revêtu leurs couleurs éclatantes. À présent tout se tait. Le ciel cligne des yeux et la lune se cache entre les cheminées. Les agents muets et sans rien voir maintiennent l’ordre.1
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1Pierre Reverdy: « Nocturne », in: P. R.: Plupart du temps. Poèmes 1915–1922, Paris: Gallimard 1945, S. 26 (Poèmes en prose, 1915).
C'était un paysage plus lointain
Parfois un triste port de mer
La maison restait seule au milieu du morne
terrain vague
Une trompe annonçait le départ
à tous ceux qui restaient1
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1Pierre Reverdy: Le voleur de talan (1917), Paris: Flammarion 1967 S. 24 (Pour mentir une seule fois).
Net et fixe
Son œil s’écarte du plan blanc
L’instrument est plus près des cartes dans l’ovale
Les formes du paysage clair
Et les traits violents du visage
Qui flambent dans le courant d’air
Au creux des mains
Les notes sonnent
Les jours sont remis à demain
Dans le vestibule personne
La porte s’entre-bâille
La rue s’éloigne
Il n’y a plus rien
Seulement la façade
Le visage
Et la place d’un regard
La palissade1
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1Paul Reverdy: « Haut terrain vague », in: P. R.: Plupart du temps. Poèmes 1915–1922, Paris: Gallimard 1945, S. 261 (La guitare endormie, 1919).
Si je prends si souvent pour confident direct mon silencieux compagnon de voyage, c’est que je me suis aperçu, à certains indices, du danger qu’il y avait à parcourir tout seul cette route monotone et peu sûre.
Il est bon de remarquer toutefois que si personne n’est avec moi, c’est parce que je ne suis avec personne, et, pour si angoissant que cela puisse paraître aux enfants terribles nés dans les grandes villes, ce n’est pas en vain qu’on a vu pour la première fois le jour, en venant au monde la nuit, dans une maison aveugle et solitaire aussi complètement perdue dans un terrain vague que la barque du pêcheur l’est à la haute mer.
Non loin de là passe la voie ferrée qu’une barrière de bois à moitié détruite sépare mal des champs arides et des rues de la ville — car il y a tout de même une ville. Il faut qu’il ait une ville pour déverser une telle quantité de détritus innommables dans les champs.
Il faut qu’il y ait des champs pour permettre au sifflet du train de prendre son élan et d’accourir avec tant de force et de vitesse dans les rues noires et tortueuse de la ville — la nuit quand un enfant qui a peur s’endort dans cette maison perdue au milieu d’un vaste terrain vague plein de mouvements équivoques, de cris et de chansons, plus forts et plus terribles que tous ceux qu’on voit qu’on entend sur la côte battue et désolée par les vents de l’hiver."1
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1Pierre Reverdy: La peau de l’homme (1926), Paris: Flammarion 1968, S. 47–48 (Chap. II).
Barbusse, Henri
1.
On était perdus dans une espèce de ville.
Des rames de wagons interminables, des trains de quarante à soixante voitures formaient comme des rangées de maisons aux façades sombres, basses et identiques, séparées par de ruelles. Devant nous, longeant l’agglomération des maisons roulantes, la grande ligne, la rue sans bornes où les rails blancs disparaissaient à une extrémité et à une autre, dévorés par l’éloignement. Des tronçons de trains, des trains entiers, en grandes colonnes horizontales, s’ébranlaient, se déplaçaient et se replaçaient. On entendait de toutes parts le martèlement régulier des convois sur le sol cuirassé, des sifflements stridents, le tintement de la cloche d’avertissement, le fracas métallique et plein des colosses cubiques qui ajustaient leurs moignons d’acier, avec des contre-coups de chaînes et des retentissements dans la longue carcasse vertébrée du convoi. Au rez-de-chaussée du bâtiment qui s’élévait au centre de la gare, comme une mairie, le grelot précipite du télégraphe et du téléphone roulait, ponctué d’éclat de voix. Tout autour, sur le sol charbonneux : les hangars à marchandises, les magasins bas dont on entrevoyait par les porches les intérieurs encombrés, les cabanes des aiguilleurs, le hérissement des aiguilles, les colonnes à eaux, les pylônes de fer à claire-voie dont les fils régalaient le ciel comme du papier à musique ; par-ci par-là, les disques, et, surmontant dans la nue de cette cité sombre et plate, deux grues à vapeur semblable à des clochers.
Plus loin, dans des terrains vagues et des emplacements vides, aux alentours du dédale des quais et des bâtisses, stagnaient des voitures militaires et des camions et s’alignaient des fils de cheveux, à perte de vue."1
2.
Nous arrivions, moi en avant et Poterloo qui, la tête brouillée et alourdie de pensée, se traîne derrière, essayant vainement d’échanger des regards avec les choses, à une dépression de terrain. Là, la route est en contre-bas, un pli la cache du côté du Nord. En cet endroit abrité, il y a un peu de circulation.
Sur le terrain vague, sale et malade, où de l’herbe desséchée s’envase dans du cirage, s’alignent des morts. On les transporte là lorsqu’on a vidé les tranchées ou la plaine, pendant la nuit. Ils attendent — quelques-uns depuis longtemps — d’être nocturnement amenés aux cimetières de l’arrière.2
3.
Le village a disparu. Jamais je n’ai vu une pareille disparition de village. Ablain-Saint-Nazaire et Carency gardent encore une forme de localité, avec leurs maisons défoncées et tronquées, leurs cours comblées de plâtres et de tuiles. Ici, dans le cadre des arbres massacrés, — qui nous entourent, au milieu du brouillard, d’un spectre de décor — plus rien n’a de forme : il n’y a pas même un pan de mur, de grille, de portail, qui soit dressé, et on est étonné de constater qu’à travers l’enchevêtrement de poutres, de pierres et de ferraille, sont des pavés : c’était ici, une rue !
On dirait un terrain vague et sale, marécageux, à proximité d’une ville, et sur lequel celle-ci aurait déversé pendant des années régulièrement, sans laisser de place vide, ses décombres, ses gravats, ses matériaux de démolitions et ses vieux ustensiles : une couche uniforme d’ordures et de débris parmi laquelle on plonge et l’on avance avec beaucoup de difficulté, de lenteur. Le bombardement a tellement modifié les choses qu’il a détourné le cours du ruisseau du moulin et que le ruisseau court au hasard et forme un étang sur les restes de la petite place où il y avait la croix.
Quelques trous d’obus où pourrissent des cheveux gonflés et distendus, d’autres où sont éparpillés les restes, déformés par la blessure monstrueuse de l’obus, de ce qui était des êtres humains.3
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1Henri Barbusse: Le feu (1916), Paris: Flammarion 1917, S. 90 (Chap. VII).
2Henri Barbusse: Le feu (1916), Paris: Flammarion 1917, S. 146–147 (Chap. XII).
3Henri Barbusse: Le feu (1916), Paris: Flammarion 1917, S. 150–151 (Chap. XII).
Dorgelès, Roland
1.
Par-dessus les sacs à terre, on pouvait voir les tranchées allemandes : deux lianes minces, l’une de terre brune, l’autre de marne blanche. Les champs dévastés avaient des airs de terrain vague, avec leurs meules en ruine et leurs javelles culbutées. Sur le bord d’un chemin, une faucheuse abandonnée dressait ses longs bras désœuvrés.
La tranchée flânait. On se promenait dans les boyaux comme dans les rues d’une petite ville dont chaque coin vous est familier et l’on faisait la causette, à l’entrée des gourbis.1
2.
Au même signal, sur toute la ligne, nos pièces s’étaient mises à tirer, et dans ce déchirant fracas, on n’entendait même plus les obus rayer l’air. Nous nous étions précipités aux créneaux, fouillant déjà la cartouchière.
Au bout du terrain vague qui séparait les deux réseaux, juste sur la ligne allemande dont on apercevait encore le lacet sinueux dans la fumée, les obus tapaient à coups furieux, faisant voler des morceaux de tranchée blanche, comme des copeaux sous un rabot de menuisier.2
3.
Les soldats redressés couraient, se couchaient, repartaient, mais malgré le barrage qui pilait leur ligne, les Allemands s’étaient mis à tirer, et l’on voyait dans le grand terrain vague, tournoyer, culbuter des hommes. Il y en avait qui, couchés, s’agitaient encore, se traînaient vers les trous d’obus. D’autres, tombés lourdement en paquet, ne bougeaient plus. La fusillade crépitait, plus serrée, mais ce qui restait de la compagnie fonçait quand même, les soldats dispersés se regroupant à mesure qu’ils approchaient de la tranchée comme s’ils avaient craint de l’aborder seuls. Sur cette troupe massée, la mitrailleuse bloqua son tir, et, presque d’un coup, les hommes s’abattirent.3
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1Roland Dorgelès: Les croix de bois, Paris: Albin Michel 1919, S. 39 (III. Le fanion rouge).
2Roland Dorgelès: Les croix de bois, Paris: Albin Michel 1919, S. 40 (III. Le fanion rouge).
3Roland Dorgelès: Les croix de bois, Paris: Albin Michel 1919, S. 44 (III. Le fanion rouge).
Leiris, Michel
2° Une rue de banlieue, la nuit, entre des terrains vagues. À droite un pylône métallique dont les traverses portent sur chacun de leurs points d’intersection une lampe électrique allumée. À gauche une constellation reproduit, renversée (la base dans le ciel et la pointe vers la terre), exactement la forme du pylône. Le ciel est ouvert de floraisons (bleu foncé sur fond plus clair) identiques à celle du givre sur une vitre. Les lampes s’éteignent à tour de rôle, et chaque fois que la lumière de l’une d’elles s’évanouit, l’étoile correspondante disparaît aussi.
Il fait bientôt tout à fait nuit.1
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1Michel Leiris: « Rêves », in: La révolution surréaliste N°5, première année, 15 octobre 1925, S. 10.
Pour ce qui concerne les lieux de plein air, j’en retrouve deux qui me paraissent, avec le recul du temps et les notions que j’ai acquises depuis, avoir imprégnés, pour l’enfant par ailleurs pieux que j’étais, d’un caractère sacré : l’espace de brousse, de no man’s land, qui s’étendait entre la zone des fortifications et le champ de courses d’Auteuil, ainsi que cet hippodrome lui-même.
Lorsque notre mère ou notre sœur aînée nous emmenait promener tantôt au bois de Boulognem tantôt dans le jardin public attenant aux serres de la Villes de Paris, il nous arrivait souvent de traverser cet espace mal qualifié (opposé au monde bourgeois des maisons, comme au village — pour ceux qui appartiennent aux sociétés dites « sauvages » — peut s’opposer la brousse, c’est-à-dire le monde vague, et propre à toutes les aventures mythique et étranges rencontre, qui commence sitôt quitté le monde dûment repéré que constitue le village), cette « zone » effectivement hantée par les escarpes. L’on nous mettait alors en garde, s’il nous advenait de nous y arrêter pour jouer, contre les inconnus (en fait, je m’en rends compte aujourd’hui : les satyres) qui auraient pu, sous des prétextes fallacieux, essayer de nous entraîner ver les fourrés. Milieu à part, exceptionnellement taboué, zone lourdement touchée par le surnaturel et le sacré, si différent des jardins publics, où tout était prévu, ordonné, ratissé, et que les écriteaux interdisant de fouler l’herbe des pelouses, bien que signes de tabou, ne pouvaient douer que d’un sacré bien refroidi !1
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1Michel Leiris: « Le sacré dans la vie quotidienne » (1938), in: M. L.: La règle du jeu, hrsg. v. Denis Hollier, Paris: Gallimard 2003 (Bibliothèque de la Pléiade), S. 1113.
À Saint-Pierre de la Martinique — où tout a repoussé, maisons comme végétation, sur les cendres et les laves — on voit, à proximité du musée, les ruines du théâtre, pan de mur contre lequel a été placé, depuis la catastrophe, un buste de style romain et qui forme le soutènement d’une sorte de terrasse accessible par quelques marches. Terrasse ou, plus justement, lambeau de terrain vague, jardin retourné presque à l’état suavage et qu’on ne songerait pas même à dire « jardin », n’était qu’il y a là une statue comme l’usage veut qu’il y en ait dans les squares.1
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1Michel Leiris: « Fourbis » (1955), in: M. L.: La règle du jeu, hrsg. v. Denis Hollier, Paris: Gallimard 2003 (Bibliothèque de la Pléiade), S. 329 (Mors).
Heaume d’invisibilité, ne cachant que les larmes :
Anneau magique, changeant l’âme en peine en homme de peine.
Lampe perpétuelle, n’éclairant que son propre tombeau.
Bâton de pèlerin, plus noueux qu’un bâton de maréchal.
Baguette de sourcier, ne décelant que l’insondable.
Boule de cristal, si transparente qu’on n’y voit rien, sauf ce qu’on imagine.
Tapis volant, entre temps et espaces, comme une navette de tisserand.
Couteau qui vous coupe au ventre en même temps que ce qu’il attaque.
Flèche qui perce vos propres reins sans avoir à faire le tour de la terre.
Épée qui tranche un nœud gordien indéfiniment reformé.
Écriteau devant le terrain vague qu’il serait plus prudent de ne pas même regarder.
Bougie dont la flamme vacille dès qu’on la plante dans un bougeoir.
Sphinx à qui toute réponse jette dans la gueule du loup.
Église sans croix ni coq, sans bénitier ni tabernacle.
Terrier que l’on creuse dans le vide pour fuir le vide de l’autre terrier, creusé de toujours.
Pierre qui mue en or potable l’imbuvable.1
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1Michel Leiris: « Frêle bruit » (1976), in: M. L.: La règle du jeu, hrsg. v. Denis Hollier, Paris: Gallimard 2003 (Bibliothèque de la Pléiade), S. 932.
Impossible de me rappeler le nom de cette station quand, dans la nuit (quatre heures du matin, l’hiver) mais à demi réveillé, je récapitule ce rêve et tâche surtout de résoudre cette question : le quartier où, en décrivant vers le nord d’abord et vers l’est ensuite une ample courbe montante puis descendante qui doit s’achever pas très loin d’entrepôts genre Ivry ou Bercy, le quartier à proximité duquel me dépose le tramway (ou un deuxième tramway, car à peu près à mi-route il est peut-être nécessaire d’en changer), ce quartier sans attrait situé probablement au-delà — où en deçà? — d’une zone qui, sur une carte ancienne, apparaîtrait presque aussi vide qu’une terra incognita, est-il un vrai quartier de Paris ou est-il, comme l’espèce d’immense terrain vague qu’est la zone quasi désertique traversée — ou contournée? — par la ligne de tramway, un quartier imaginaire dont je viens de rêver mais que, peut-être, je n’ai pas inventé puisque, peut-être, il s’était déjà manifesté dans d’autres rêves et que, peut-être, ce rêve-ci — ou plutôt cette rumination à propos d’un trajet que j’ai déjà eu l’occasion d’accomplir qu’en pensée — me permettait de le retrouver, en me réintroduisant dans le monde parallèle auquel il appartenait ? Quartier doué, par conséquent, d’une sorte d’existence et qui simplement aurait relevé d’une topographie autre que celle de ma vie positivement vivante.1
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1Michel Leiris: Le ruban au cou d’Olympia, Paris: Gallimard 1981, S. 81.
Aragon, Louis
Mais, ma parole, pour un Landru de mort, voilà dix inconnus trouvés. Ce sont les clients du tailleur : je les vois défiler comme si j’étais un de ces appareils de prises de vue au ralenti qui photographient le gracieux développement des plantes. Ils ne sont pas tous des Don Juan de Paris, mais une espèce de lien qui leur vient du costume me révèle chez eux un mystère commun. Aventuriers prestidigitateurs de songes, ils viennent ici chercher les éléments de leur illusion naturelle. Rien ne révélera ces activités paradoxales qu’ils poursuivent par goût plus encore que par besoin, ou sans doute par goût et besoin confondus. Longtemps, toujours peut-être, en marge du monde et de la raison, ils exerceront leurs facultés imaginatives dans des voies empiriques, à l’occasion de faits particuliers et pittoresques. Un accident, un jour, peut les livrer. Mais le plus souvent je les suppose d’enfonçant peu à peu dans une vieillesse équivoque avec des rapines de souvenirs. Drôles de vies insoupçonnées qui gardent pour elles-mêmes mille récits pleins de saveur. L‘homme d‘aujourd‘hui n‘erre plus au bord des marais avec ses chiens et son arc : il y a d‘autres solitudes qui se sont ouvertes à son instinct de liberté. Terrains vagues intellectuels où l‘individu échappe aux contraintes sociales. Là vit un peuple ignoré, qui se soucie peu de sa légende. Je vois ses maisons de campagne, ses laboratoires de plaisir, ses bagages à main, ses rues, ses pièges, ses divertissement.1
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1Louis Aragon: Le Paysan de Paris (1926), Paris: Gallimard 1928 (erneuert 1953, Nachdr. 2008) (Collection folio, 782), S. 59–60 (Le Passage de l’Opéra).
Breton, André
(Cette place Dauphine est bien un des lieux plus profondément retirés que je connaisse, un des pires terrains vagues qui soient à Paris. Chaque foi que je m‘y suis trouvé, j‘ai senti m‘abandonner peu à peu l‘envie d‘aller ailleurs, il m‘a fallu argumenter avec moi-même pour me dégager d‘une étreinte très douce, trop agréablement insistante et, à tout prendre, brisante. De plus, j’ai habité quelque temps un hôtel jouxtant cette place, « City Hôtel », où les allées et venues à toute heure, pour qui ne se satisfait pas de solutions trop simples, sont suspectes.) Le jour baisse. Afin d’être seuls, nous nous faisons servir dehors par le marchand de vins. Pour la première fois, durant le repas, Nadja se montre assez frivole. Un ivrogne ne cesse de rôder autour de notre table. Il prononce très haut des paroles incohérentes, sur le ton de la protestation. Parmi ces paroles reviennent sans cesse un ou deux mots obscènes sur lesquels il appuie. Sa femme, qui le surveille de sous les arbres, se borne à lui crier de temps à autre : « Allons, viens-tu ? » J’essaie à plusieurs reprises de l’écarter, mais en vain. Comme arrive le désert, Nadja commence à regarder autour d’elle. Elle est certaine que sous nos pieds passe un souterrain qui vient du Palais de justice (elle me montre de quel endroit du Palais, un peu à droite du perron blanc) et contourne l’hôtel Henri-IV. Elle se trouble à l’idée de ce qui s’est déjà passé sur cette place et de ce qui s’y passera encore. Où ne se perdent en ce moment dans l’ombre que deux ou trois couples, elle semble voir une foule. « Et les morts, les morts ! » L’ivrogne continue à plaisanter lugubrement. Le regard de Nadja fait maintenant le tour des maisons. « Vois-tu, là-bas, cette fenêtre ? Elle est noire, comme toutes les autres. Regard bien. Dans une minute elle va s’éclairer. Elle sera rouge. » La minute passe. La fenêtre s’éclaire. Il y a, en effet, des rideaux rouges. (Je regrette, mais je n’y puis rien, que ceci passe peut-être les limites de la crédibilité. Cependant, à pareil sujet, je m’en voudrais de prendre parti : je me borne à convenir que de noire, cette fenêtre est alors devenue rouge, c’est tout.) J’avoue qu’ici la peur me prend, comme aussi elle commence à prendre Nadja. « Quelle horreur ! Vois-tu ce qui passe dans les arbres ? Le bleu et le vent, le vent bleu. Une seule autre fois j’ai vu sur ces mêmes arbres passer ce vent bleu. C’était là, d’une fenêtre de l’hôtel Henri-IV, et mon ami, le second dont je t’ai parlé, allait partir. Il y avait aussi une voix qui disait : Tu mourras, tu mourras. Je ne voulais pas mourir mais j’éprouvais un tel vertige… Je serais certainement tombée si l’on ne m’avait retenue. » Je crois qu’il est grand temps de quitter ces lieux.1
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1André breton: « Nadja » (1928), in: A. B.: Œuvres complètes, hrsg. v. Marguerite Bonnet, Paris: Gallimard 1988–2008 (Bibliothèque de la Pléiade), Vol. 1, S. 695–697.
Bataille, Georges
Cheminée d’usine
Si je tiens compte de mes souvenirs personnels, il semble que, dès l’apparition des diverses choses du monde, au cours de la première enfance, pour notre génération, les formes d’architecture terrifiantes étaient beaucoup moins l’église, même les plus monstrueuses, que certaines grandes cheminée d’usine, véritables tuyaux de communication entre le ciel sinistrement sale et la terre boueuse empuantie des quartiers de filatures et de teintureries. Aujourd’hui, alors que de très misérables esthètes, en quête de placer leur chlorotique admiration, inventent platement la beauté des usines, la lugubre saleté de ces énormes tentacules m’apparaît d’autant plus écœurante, les flaques d’eau sous la pluie, à leur pied, dans les terrains vagues, la fumée noire à moitié rabattue par le vent, les monceaux de scories et de mâchefer sont bien les seuls attributs possibles de ces dieux d’un Olympe d’égout et je n’étais pas halluciné lorsque j’étais enfant et que ma terreur me faisait discerner dans mes épouvantails géants, qui m’attiraient jusqu’à l’angoisse et aussi parfois me faisaient fuir en courant à toutes jambes, la présence d’une effrayante colère, colère qui, pouvais-je m’en douter, allait devenir ma propre colère, donner un sens à tout ce qui se salissait dans ma tête, et en même temps à tout ce qui, dans des états civilisés, surgit comme la charogne dans un cauchemar.1
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1George Bataille: « Cheminée d’usine » (1929), in: G.B.: Œuvres complètes I. Premiers écrits 1922–1940, Paris: Gallimard 1970, S. 206–207 [außerdem in: G.B.: Le dictionnaire critique, Paris: Gallimard/L’Éclarte 1970, S. 25–27].
Dhôtel, André
Un jour, ils allèrent á la ville pour faire des achats et pour voir dans quelle école il faudrait envoyer leur enfant. Ils rendirent visite à un directeur. Ils parlèrent d’avenir avec un homme noir.
Ils arrivèrent enfin à la gare, comme le train venait de partir. Il n’y en avait pas d’autre, ce jour-là et ils revinrent à pied. Ils passèrent par les faubourgs, du côté de l’usine à gaz entourée de terrains vagues. Puis ils allèrent à travers la plaine qui semblait le prolongement de ces terrains vagues. Il restait sur les talus des graminées desséchées.
Ils ne se reposèrent pas avant d’avoir fait la moitié du trajet. Ils s’assirent alors sur un tronc abattu, au bord de la route et ils regardèrent devant eux.1
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1André Dhôtel: Campements, Paris: Gallimard 1930, S. 155–156 (Troisième partie, chapitre premier).
1.
Paul Dassigne le suivit. Après un long détour ils retrouvèrent la passerelle, et parvinrent aux saules du terrain vague. Ils suivirent les palissades au bas de la rue des Freux. A peine ils débouchaient qu’ils entendirent une conversation. Deux voix sourdes. On ne pouvait distinguer les paroles.
— Retourne sur tes pas, je te rejoindrai, souffla Fortan.
— Je vais avec toi, dit Paul.
Ils s’avancèrent avec précaution le long des grilles. L’affaire se passait devant la maison de Mme Fortan.
— Ne me tutoyez pas et appelez-moi M. Harset, disait une voix.
— Je vous en supplie, monsieur Harset, répondait l’autre voix.
C’était celle de Victorine. Il y eut un silence comme si Victorine attendait la réponse.
— Hâtons-nous, dit enfin M. Harset. Solange et Émilie vont rentrer du cinéma. Je ne veux pas qu’Émilie me surprenne. Elle a déjà deviné trop de choses. Il faut que ce que je vous ai dit soit bien entendu.
Un silence. Harset reprit :
Vous ne viendrez pas chez moi. Vous ne saurez jamais où je demeure. Émilie ne vous le dira jamais. Maintenant vous accueillerez Émilie quand elle reviendra. Je veux qu’elle continue ses études. Elle s’y refuse, mais bientôt elle comprendra. Alors vous veillerez sur elle. Je paierai ce qu’il faudra pour sa dépense.1
2.
Marc et Paul, quand ils quittèrent Timard ce soir-là, remontèrent vers la maison de Mme Dassigne. A un tournant de rue ils aperçurent en effet Angèle et ses deux amis qui pourchassaient dans une galopade effrenée une demi-douzaine de ces garçons habillés en bleu de ciel. C’était un samedi et les jeunes scouts voués à cette couleur tendre devaient revenir d’une quelconque patrouille gymnique. Marc et Paul hâtèrent le pas sans autre idée que d’assister à quelque bonne mêlée où ils interviendraient si cela était nécessaire. Les garçons bleu de ciel étant de purs laïcs, l’affaire prenait l’allure d’une guerre de religion, où Angèle, Barosse et Turluquet pouvaient se révéler parfaitement idiots. En vérité ils ne pensaient pas si loin. Ils semblaient possédés, comme il leur arrivait souvent, par une nécessité passionnée.
Après une longue feinte autour du terrain vague bordé de pruniers en fleurs, les trois énergumènes parvinrent à forcer leurs adversaires, et leur sautèrent sur le poil. Les garçons bleu de ciel étaient vifs et ils s’échappèrent encore, sauf l’un d’eux, âgé d’une dizaine d’années, et qui resta entre les pattes de Turluquet. Ce dernier l’avait renversé dans le gazon avec une grande facilité et se trouva lui-même surpris de s’être attaque à un enfant plus jeune que lui et sans grande défense. Il le lâcha tandis qu’Angèle et Turluquet revenaient sur leurs pas pour considérer leur maigre prisonnier. Ils étaient bien avancés. Angèle, poussée par son démon, se mit à invectiver l’enfant, de façon à lui inspirer quelque sainte et inoffensive terreur :
— Avoue-le, mais avoue-le donc, s’écriait-elle. Nous diras-tu ce que tu sais sur cet homme ?2
3.
Ils s’éloignèrent à travers le terrain vague. Marc et Paul, qui n’avaient vraiment rien à faire les suivirent de loin. Les garçons et la fille en discutant à mi-voix avec le plus grand sérieux, gagnèrent le pont de la voie ferrée, puis ils se glissèrent dans une rue qui donnait sur des potagers, là où ils avaient été saisis de terreur, dans un passé déjà lointain, par l’apparition de l’homme aux gants verts. La fumée de l’usine descendait à travers les potagers où poussaient les premiers radis et des crocus.3
4.
Les gosses après avoir déclenché leur rapide fureur, et s’être élancés entre les palissades jusqu’au terrain vague, revenaient en tapinois. Timard et Fortan observaient qu’ils les regardaient de loin, groupés en silence.
— Ces oiseaux-là sentent autre chose que l’orage, observait Timard.4
5.
Ils revinrent à pied jusqu’à la rue des Freux. Il leur fallut deux grandes heures pour faire le parcours. Dans les jardins les poiriers étaient fleuris. Il faisait nuit quand ils traversèrent le terrain vague.
Les jours suivants ils revirent Émilie et Solange à la sortie de l’usine. Elles faisaient mine de ne pas s’apercevoir de leur présence.5
6.
Peu de temps avait passé depuis les jours où Angèle parcourait en hurlant le quartier avec Barosse et Turluquet. Trois années en somme. Elle avait beaucoup changé. Une jeune fille de seize ans, qui oubliait déjà son enfance bagarreuse, pour se livrer à des allures et à des sourires d’un nouveau genre. Pour l’heure elle était l’héroïne délaissée d’un feuilleton en cinquante-deux chapitres, et elle avait le sourire désabusé des impossibles passions. Lorsqu’elle traversa la fondrière ce dimanche-là, vers trois heures de l’après-midi, elle devait rejoindre une de ses amies avec qui elle avait projeté de prendre un car jusqu’à Chelles pour voir la campagne. En arrivant sur le terrain vague elle s’arrêta et regarda les saules dont les feuilles brillaient dans toute leur fraîcheur. A quoi bon aller chercher si loin la nature puisqu’elle était ici ? Comme elle se faisait cette réflexion, elle aperçut devant elle un homme tout courbé qui fouillait la terre avec ses mains, et elle fut saisie de stupeur en constatant que les mains de l’homme portaient des gants verts. Elle songea tout de suite à ce qu’avait conté la mère Legrain. Elle n’eut pas le temps de faire un pas. L’homme s’était redressé et la regardait. Le visage de Harset avait gardé cette expression sauvage qui effrayait naguère Angèle et ses amis.6
7.
Angèle appela Timard.
— Hé, M. Timard, il y a quelqu’un qui veut vous parler.
Puis elle fila de nouveau du côté du terrain vague, plantant là l’homme aux gants verts. C’est ainsi que Harset vint tenir compagnie à Timard qui s’était levé pour l’accueillir, et comme Marc et Paul revenaient le soir, ils eurent l’étonnement en débouchant de la rue aux palissades d’entendre la voix de Harset.7
8.
Deux semaines passèrent sans qu’on eût d’autres nouvelles de Harset que quelques ragots signalant qu’il avait été aperçu du côté de la fondrière ou du côté de l’église. On l’avait vu encore une fois gratter la terre du bout de ses gants sur le terrain vague, et on l’avait vu, une nuit, arrêté devant le porche de l’église.8
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1André Dhôtel: Le Ciel du faubourg, Paris: Gallimard 1956, S. 117 (Chapitre IV).
2André Dhôtel: Le Ciel du faubourg, Paris: Gallimard 1956, S. 136–137 (Chap. V).
3André Dhôtel: Le Ciel du faubourg, Paris: Gallimard 1956, S. 139 (Chap. V).
4André Dhôtel: Le Ciel du faubourg, Paris: Gallimard 1956, S. 145 (Chap. V).
5André Dhôtel: Le Ciel du faubourg, Paris: Gallimard 1956, S. 217 (Chap. VIII).
6André Dhôtel: Le Ciel du faubourg, Paris: Gallimard 1956, S. 217–218 (Chap. VIII).
7André Dhôtel: Le Ciel du faubourg, Paris: Gallimard 1956, S. 219 (Chap. VIII).
8André Dhôtel: Le Ciel du faubourg, Paris: Gallimard 1956, S. 223–224 (Chap. VIII).
Morand, Paul
On tue les gens en voiture, puis on jette les corps dans des terrains vagues.1
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1Paul Morand: New York, Paris: Flammarion 1930, S. 91.
Queneau, Raymond
1.
Étienne se dirige vers la gare. Le soleil tape dur sur l’herbe grise des talus. De l’usine de linoléum, de l’autre côté de la voie, parvient une odeur de bonbon sur. Ordures et papiers usagés complètent un paysage de terrains vagues et de planches. Le rapide de Varsovie passe en faisant voltiger les vieux journaux jaunis. Puis le silence s’étend de nouveau, un silence de samedi après-midi. Étienne se traîne vers la gare, répétant de temps à autre : c’est ça la vie.1
2.
Ils longèrent le mur de l’usine parallèlement à la voie ferrée, puis perpendiculairement à celle-ci. Le chemin qu’ils prirent était une impasse : les ateliers de réparation de la Compagnie du Nord, construits sur un remblai simulant un plateau, l’arrêtaient net. Ils tournèrent à gauche ; entre l’usine et les ateliers, s’étendait un terrain vague triangulaire qu’une série de planches formant palissade transformait en trapèze. Derrière ces planches, le père Taupe habitait.2
3.
Dans le train, il regarda par la portière un paysage qui lui parut atrocement désespéré. Les locomotives lui plaisent, mais ces masures, ces taudis. Maintenant une série de villas conventionnelles. Ça dure depuis quelque temps ; il y a quelques arbres par-ci par-là ; puis des terrains vagues, une cité ouvrière, de nouveau des petits lotissements semés de cabanes, une usine par-ci par-là, on arrive à Blagny. La petite place inanimée à cette heure de la journée. Le train repart. De bouveau des petits lotissements semés de clapiers, puis des terrains vagues et là, juste avant l’usine de produits chimiques, il peut lire FRITES en lettres énormes et au-dessous, discrètement, D. Belhôtel. Le voilà donc le fameux bistrot, et ce D. Belhôtel est certainement le frère de Saturnin. Il y avait au moins ça de vrai dans les racontars de la vieille. Soudain, cette vieille, il l’aperçoit. En personne. Sur le chemin qui longe le mur de l’usine, tout près de la voie du chemin de fer, elle traîne la savate acev décision. Elle sait certainement où ella va. Narcense ne peut pas y résister. Il passe sa tête par la portière, hurle : Belhôtel ! Belhôtel ! et agite un mouchoir. La vieille finit par le voir ; elle s’immobilise, pétrifiée, salée, saure. Tant que le train est en vue, elle ne bouge pas. Il se rassoit, très satisfait.3
4.
Étienne se sourit à lui-même. Il regarda ses voisins et ne vit que des journaux ; seul l’obèse, ayant sans doute insuffisamment dormi, sommeillait en soufflant de façon fétide. Étienne sourit. Par la portière, il vit défiler les villas minuscules de Coquette-sur-Seine, puis apparaître les étendues maraîchères annonçant Blagny. Ce furent ensuite des terrains vagues, puis l’usine de produits chimiques, puis les FRITES. Étienne détourna son regard et fixa la reprise de son pantalon, près du genou.4
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1Raymond Queneau: « Le Chiendent » (1933), in: R. Q.: Romans I. Œuvres complètes II, hrsg. v. Henri Godard, Paris: Gallimard 2002 (Bibliothèque de la Pléiade), S. 27–28 (Chap. I).
2Raymond Queneau: « Le Chiendent » (1933), in: R. Q.: Romans I. Œuvres complètes II, hrsg. v. Henri Godard, Paris: Gallimard 2002 (Bibliothèque de la Pléiade), S. 75 (Chap. III).
3Raymond Queneau: « Le Chiendent » (1933), in: R. Q.: Romans I. Œuvres complètes II, hrsg. v. Henri Godard, Paris: Gallimard 2002 (Bibliothèque de la Pléiade), S. 98–99 (Chap. III).
4Raymond Queneau: « Le Chiendent » (1933), in: R. Q.: Romans I. Œuvres complètes II, hrsg. v. Henri Godard, Paris: Gallimard 2002 (Bibliothèque de la Pléiade), S. 186 (Chap. VI).
Ça giclait, comme à l’ordinaire, lumières et bruits, mais l’attention de Pradonet ne se fixa que sur des zones de silence et d’ombre : la chapelle poldève d’abord, et, nouveau sujet d’irritation, le cirque Mamar qui venait s’installer de l’autre côté de l’avenue de Chaillot, juste en face de l’Uni-Park, sur un terrain vague où quelques années auparavant on avait mis des fragments déshérités d’une exposition internationale. Léonie trouvait, elle, que la présence de ce spectacle n’enlèverait aucun client, en amènerait plutôt. Possible, pensait Pradonet ; mais il aimait régner seul. Son regard allait de la tombe à la tente et de la tente à la tombe, puis se posait, nostalgique et lassé, sur la vibrionique et poussiéreuse agitation dont il se glorifiait d’être responsable.1
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1Raymond Queneau: « Pierrot mon ami » (1942), in: R. Q.: Romans I. Œuvres complètes II, hrsg. v. Henri Godard, Paris: Gallimard 2002 (Bibliothèque de la Pléiade), S. 1163–1164 (Chap. V).
Le Corbusier
21. On a cherché à incorporer les banlieues dans le domaine administratif
Trop tard ! La banlieue a été incorporée tardivement dans le domaine administratif. Dans toute son étendue, le code imprévoyant a laissé s’établir les droits, déclarés par lui imprescriptibles, de la propriété. Le détenteur d’un terrain vague où a poussé quelque baraque, hangar ou atelier, ne peut être exproprié sans difficultés multiples. La densité de la population y est très faible et le sol à peine exploité ; toutefois, la cité est obligée de munir l’étendue des banlieues des utilités nécessaires : routes, canalisations, moyens de communication rapides, police, éclairage et nettoyage, services hospitaliers ou scolaires, etc. La disproportion est choquante entre les dépenses ruineuses que causent tant d’obligations et la faible contribution que peut apporter une population clairsemée. Le jour où l’Administration intervient pour redresser la situation, elle se heurte à des obstacles insupportables et se ruine en vain. C’est avant la naissance des banlieues que l’Administration doit s’emparer de la gestion du sol qui entoure la cité, afin d’assurer à celle-ci les moyens d’un développement harmonieux.1
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1Le Corbusier: La Charte d’Athènes (1941), Paris: Minuit 1957, S. 45–46.
Véry, Pierre
1.
Dans la nuit, le terrain vague faisait penser à un pauvre couché à la belle étoile. Il paraissait dormir, d’un sommeil inquiet, pareil à celui d’un vagabond recroquevillé dans des nippes rongées par toutes les mites de la misère, grelottant avec des soubresauts, et gémissant confusément dans son rêve – un rêve de pauvre, plus dénué que sa vie même.
Une branche morte de détacha du cèdre, se brisa sur la corniche du pigeonnier ; un corbeau s’envola dans un battement d’ailes irrité. Le bond d’un chat fit rouler un seau défoncé ; le seau heurta une pierraille. Puis il y eut le choc mou d’un paquet lancé par-dessus la palissade. Il contenait des ordures ménagères. Un chien efflanqué vint les fouiller, du museau ; le papier craqua.
Nicolas Niel se demandait des raisons de l’attirance qu’exerçait sur lui, depuis si longtemps, ce coin de paysage sordide – décor parfait pour des crimes crapuleux, des découvertes lugubres dans le petit jour blême et frissonnant.
Peut-être cette attirance tenait-elle aux innombrables histoires qu’il avait lues, professionnellement – Nicolas Niel était architecte-décorateur de cinéma – tous ces scenarii où le crime, l’amour et la mort entremêlaient un fil rouge, un fil blanc, un fil noir.
A qui sait entendre, un terrain vague peut faire bien des récits au charme perfide, lorsque siffle le vent. Tous sont bouleversants. Une malle sanglante. Une tête humaine enveloppée dans des journaux. Un petit enfant abandonné, qui pleure doucement. Des rendez-vous équivoques, de bizarres complots. Parfois, d’étranges confessions, de misérable à misérable. Et parfois aussi sans doute, des passions déchirantes : tels sont les récits de sang, de faim et de désespoir, que content les terrains vagues.1
2.
Jacques Mauduit tenait ce terrain vague d’une vieille tante acariâtre et hypocondriaque. Quarante années, elle avait vécu là, à l’écart, se livrant à des pratiques d’occultisme aussi innocentes que la Bibliothèque Rose. Sa seule promenade consistait à venir méditer sur l’au-delà sous le cèdre.
Avec terreur, elle avait vu peu à peu se rapprocher la ville.
A mesure que celle-ci cernait le terrain et, par-dessus la palissade, tâchait avec une curiosité malveillante de surprendre ce qui s’y passait, des offres d’achat de plus en plus tentantes avaient été faites à la vieille demoiselle. Inutilement.
De sorte que l’on était arrivé à l’étrange spectacle d’une cité en pleine santé s’achevant misérablement en un immense terrain vague qui faisait songer à une maladie !
Avant de courir le monde, le neveu avait confié le soin de ses intérêts à l’avoué.
— Il ne faut pas vendre le terrain, avait déclaré celui-ci. Il vaut déjà une fortune, mais sa valeur ne fait que monter. Vous gênez la ville, vous comprenez ? Vous l’asphyxiez…
— Très bien, avait fait Mauduit, indifférent. Vous avez carte blanche ! Et il était parti pour les pays de l’autre côté du globe.
Après cela, il y avait eu les visites de Nicolas Niel, ses séjours, et ses maquettes, qui avaient agi comme une vraie sorcellerie, enfiévrant les désirs ! Le maire, l’austère et solennel M. de Grandpré avait été pris tout le premier ! Pris au piège de la maquette du jardin public avec kiosque à musique, manèges, balançoires et guignol !
Le tanneur Delorme, le buveur de sang, c’était au piège de la tannerie modèle que Nicolas l’avait attrapé.
Le curé Verdelot n’avait pas échappé à la contagion.
— Mais c’est une cathédrale que vous me montrez là, avait-il dit en voyant la maquette de l’église imaginée par le décorateur. Vous n’y songez pas !
Nicolas n’y songeait évidemment pas sérieusement ! Mais le prêtre n’avait pu se défaire de la pensée insidieuse. Il en avait parlé (par façon de badinage, il va sans dire !) à une réunion des dames patronnesses : — Ce n’est pas une église, mesdames ! C’est… un péché d’orgueil…
N’empêche que ces dames avaient tenu à voir la maquette, et que le sacristain s’était procuré un catalogue pour se faire une idée de ce que peut bien coûter un uniforme chamarré de Suisse !
Et n’empêche que le prêtre, lorsqu’il s’assoupissait, le soir, sa dure et humble tâche accomplie, se surprenait parfois à faire une espèce de rêve en couleurs bien troublant, où il se voyait subitement revêtu du violet épiscopal, et bénissant, du haut du plateau, les villages de la plaine, au seuil d’une église trop belle pour être jamais bâtie !... Sur ce, l’heure, tintant à la modeste église de la vallée, le rappelait à la réalité. Il maudissait Nicolas Niel dans la mesure, bien entendu, où un ecclésiastique peut maudire son prochain !
A tous, il leur avait chaviré la cervelle, ce marchand de châteaux en Espagne ! Pas une jeune fille qui ne se fût rêvée actrice, le jour où il avait exposé chez Vermanton, le libraire, sa maquette d’un théâtre !
Tous les gamins à bécanes s’étaient rêvés champions cyclistes, lorsqu’il avait exposé sa maquette d’un vélodrome ; et le marchand de cycles s’était rêvé riche du jour au lendemain !
Tous et toutes !...
La population entière de Neugate, défilant devant la vitrine de Vermanton, nez aplati contre la vitre, s’était exaltée devant ce projet d’embellissement, se disant : « Qu’est-ce qui irait le mieux à notre ville ? Le jardin ? Le musée ? Le vélodrome ? L’église ? L’observatoire ? » comme une femme devant une vitrine de modiste se demande : « Quel est le chapeau qui m’irait le mieux ? Cet amour de feutre bordeaux, avec l’aigrette ? Le petit paille gris perle avec la violette, qui est si mignon ? Ou le bleu marine à grand bords, qui fait si chic, avec l’oiseau-mouche sur le côté ? »
Des quatre points cardinaux nageaient vers Neugate de puissants effluves : Livarot… Pont-l’Évêque… Camembert…
Au sud, Alençon et ses dentelles… Au nord, Elbeuf et ses tissus. Rouen, avec son drap aussi, et surtout son bûcher, dont la flamme continue à s’élever et s’élèvera jusqu’à la consommation de siècles… A l’ouest, Lisieux et sa merveilleuse petite sainte…
Et Neugate ?... Neugate sur la Touquesm au cœur de a´la vallée d’Auge, n’avait, pour tout titre de gloire, qu’un affreux terrain vague !
Or voilà que, maintenant, il y avait ce projet de sanatorium. Comme tombé du ciel… Mis sur pied par une société anonyme… Des gens de Paris, à ce qu’on prétendait…2
3.
Le terrain vague devenait une personnalité. Des gens se dérangeaient pour le voir. Ils agitaient dans leur cervelle la notion de crime.
C’est une chose, que de lire dans le journal l’annonce d’un meurtre et c’en est une autre, que de se dire :
« Ça s’est passé ici ! Il y a eu du sang là. Je l’ai vu… »3
4.
Au-dehors, montait une vague rumeur de conversations.
Deux promeneurs s’étaient arrêtés juste sous les fenêtres de la maison grise – comme par hasard !
— Un fait est certain : on n’a pas pu assassiner le professeur que pour faire obstacle à la création du sanatorium.
— Allons donc ! A ce compte-là, il n y aurait pas que le maire et Malissart de suspects ! (La voix du deuxième promeneur avait de sonorités de clarinette.) Il énumérait : Delorme, Mortard et Langonnet, Laugier, le teinturier, Tombelaine…
Vingt commerçants, dix industriels étainent effectivement hostiles à la création du sanatorium. Chacun d’eux avait tout tenté pour acquérir le terrain vague, à des fins sans rapport avec la philanthropie ni la guérison des maladies !
— Et il n’y a pas que ceux-là ! fit l’autre promeneur, d’une voix de futaille.
Il y avait tous les ensorcelés de Nicolas Niel ! Tous les envoûtés des maquettes ! Tous les amateurs de châteaux en Espagne !
Le curé et les dames patronnesses, qui rêvaient d’une basilique ! Le marchand de cycles, qu’un vélodrome eût rendu riche !
Et ceux qui tenaient pour un théâtre ! Et d’autres ! D’autres !...4
5.
Le cimetière se trouvait sur le plateau ; le cortège, par une sinistre ironie du sort, dut longer le terrain vague. Il faisait grand vent et le ciel était chargé de nuages bas et noirs. Dans cet éclairage lugubre, sous ces rafales qui couchaient les orties, les herbes folles, tordaient les buissons de ronces, et arrachaient au cèdre des branches mortes, le terrain prenait un aspect d’une infinie désolation. On songeait à une sorte de champ des morts, mais des morts maudits, reniés : les apostats, les sacrilèges, les simoniaques ! Un cimetière pour possédés, pour enragés… Une espèce d’affreuse fosse commune où l’on fût venu de nuit, clandestinement, honteusement, enfouir sans bénédiction, en détournant les yeux, les restes de suppliciés, les membres de ceux qui sont voués au bourreau : les parricides, les infanticides, ou les cendres de ceux qui sont voués au bûcher : les sorcières, les nécromants…5
6.
Il fit une pause. Tous avaient le même visage plissé par l’attention.
Il y eut un grincement : la porte s’ouvrait, puis se refermait ; nul ne le remarqua.
— …Par ce testament, acheva le maire, M. Mauduit, ne se connaissant aucun héritier direct ou éloigné, institue la ville ne Neugate comme sa légataire universelle. Autrement dit, messieurs, le terrain vague du plateau et les bâtiments qui s’y élèvent deviennent, à dater de ce jour, biens communaux !
Long silence.
C’était comme si une guerre venait de se terminer ! La guerre du Terrain vague contre Neugate ! Enfin, il se rendait !...
Delorme poussa un grognement. Me Perchamp souriait… à quelle secrète et machiavélique pensée ? Sans doute – comme il lui arrivait dans son étude – caressai-il en imagination des dossiers à procédure, dossiers irréels mais dont chacun marquait une étape dans une série d’affaires bien réelles et dont n’était pas close : affaire Terrain vague contre professeur Favreau… affaire Terrain vague contre Delorme… contre Mortard et Langonnet… contre de Grandpré… contre Malissart… Enfin, comble de l’anonymat : affaire Terrain vague contre X… Car il se cachait un inconnu au fond de tout cela, un visage masqué : le criminel…
— Telle était, messieurs, conclut le maire, la communication que j’avais à porter à votre connaissance. La majorité d’entre vous est favorable à mon projet de jardin public. C’est pourquoi, afin que nous puissions en envisager la réalisation pratique, j’ai prié M. Nicolas Niel…
Il s’interrompit : la chaise du décorateur était vide ! Sans que l’on y eût pris garde, Nicolas avait quitté la salle du Conseil !6
7.
« Étrange, songeait Careix, cet affreux terrain vague pour lequel on s’entre-tue, comme on ferait pour les beaux yeux d’une jolie fille ! »7
8.
A l’approche de Xuan, une femme tenta de se dissimuler derrière la palissade du terrain vague. Mais, à sa taille, le cuisinier avait reconnu Mme Perchamp : elle était plus petite même que Dam-Van. Son visage pointu, ses façons vives et silencieuses faisaient songer à une belette.
Le terrain vague vivait d’une vie sournoise, délictueuse. Il était plein de sons furtifs : chuchotements, glissements, passages d’ombres. On eût dit un lieu de complots, un rendez-vous de conjurés. Ce n’étaient que des amoureux attirés par la curiosité à cause des deux meurtres. La pensée du sang criminellement répandu là, si près, à deux reprises, devait ajouter du piment à leurs confidences, à leurs serments, à leurs caresses. Des bruits de baisers soulevaient doucement le silence…8
9.
L’avoué mit sur la table une liasse de billets de banque.
— Cet argent vous appartient, mademoiselle.
— Comment cela ?
Non seulement le terrain vague avait permis à l’avoué d’augmenter considérablement sa clientèle, mais encore il l’avait utilisé pour jouer à la hausse et à la baisse ! En effet, la valeur des immeubles de rapport et des fonds de commerce situés dans le voisinage du terrain vague avait subi des fluctuations, selon la nature des diverses constructions que l’on envisageait d’édifier sur le terrain. Les fonds de commerce qui prospéreront á l’ombre d’un sanatorium ne sont évidemment pas les mêmes que ceux qui se développeront aux portes d’un vélodrome.
Le mécanisme était simple. Me Perchamp lançait, par exemple, l’idée du sanatorium. Immédiatement, des immeubles, des fonds de commerce montaient, d’autres baissaient. Me Perchamp vendait, ou faisait vendre les premiers, achetait ou faisait acheter les seconds. Après cela, il opérait un mouvement de bascule. Grâce, par exemple, au vélodrome. Ce qui avait monté baissait ; ce qui était au plus bas se revalorisait ; nouvelles ventes, nouveaux achats, nouveaux bénéfices, sans parler des honoraires que rapportaient automatiquement les rédactions d’actes ! Ainsi, des châteaux en Espagne de Nicolas, le rusé bonhomme tirait de l’or. Et il n’y avait pas de raison pour que le jeu finît !9
10.
L’herbe du terrain vague était jaune. Mais il ne semblait pas ce que fût le fait de l’automne. On avait l’impression qu’elle devait pousser jaune, cette herbe ; que le printemps devait être impuissant à y couler sa sève. Un peu comme un enfant à qui il viendrait des cheveux blancs ! Ce terrain était malade. On pensait à quelque chose comme de la sous-alimentation, une insuffisance de vitamines… Et tout ce qui vivait sur le terrain prenait la maladie, se corrompait…
L’air même… Les pensées… Les sentiments… Tout !10
11.
Le juge considérait la statue poussiéreuse d’une demoiselle de plâtre, tenant d’une main un glaive, de l’autre des balances. Dame Justice !... Comment étaient ses yeux à elle ?... Elle n’en avait pas. Rien que deux orbites creuses…
— Pour en revenir à nos moutons, reprit-il, vous m’aviez donné Clotaire, je vous ai accordé Malissart ! Échange de bons procédés ! Avec cette différence que je ne croyais pas à la culpabilité de Clotaire.
— Et je crois à celle de Malissart ? Eh bien, je dois vous avouer…
— Vous n`y croyez plus ?
— Oui et non… Évidemment, le fusil de Malissart a été l’arme du crime. Mais ce n’est peut-être pas Malissart qui s’en est servi!
— Vous avez une idée ? demanda obligeamment M. Chasselineaud.
— Oui et non… (Décidément, il devenait normand, ce Périgourdin !) Il y a des moments où on serait presque tenté de croire que c’est le terrain vague lui-même qui tue ! Pour se défendre !
— C’est drôle, apprécia le juge.
— Et que, s’il y avait un troisième projet de construction, il y aurait un troisième meurtre. Si l’on était superstitieux… Il se secoua :
— Ce n’est pas mon cas, ajouta-t-il en souriant.
— Ni le mien, dit le juge, souriant aussi.
— Les terrains vagues n’ont pas le pouvoir de tirer des coups de fusil.
— Hé ! non ! Pas que l’on sache.
Careix s’était remis à se marteler le genou. Il articula nageusement :
— Quelqu’un ne veut pas que l’on touche à ce terrain, voilà !
— Il semble bien, dit le juge.
— Qui ? Un de ces industriels ou de ces commerçants qui… Non ! ce n’est pas ça. Un meurtre commis pas intérêt : passe ! Mais deux ?
Il eût été bien surpris si on lui eût dit qu’à l’heure actuelle aucun de ces commerçants ou de ces industriels n’aurait accepté de devenir propriétaire du terrain vague si longtemps convoité ! Car la même crainte superstitieuse qui était venu au commissaire, tous l’avaient eue : quiconque s’occuperait du terrain vague mourrait !
Careix faisait le geste de biffer des noms sur une liste imaginaire :
— Ce n’est pas Clotaire. Ce n’est pas Malissart. Est-ce Perchamp ?
Car il avait aussi découvert cela, à force de fouiner : les spéculations de l’avoué. Il exposa au juge ces manœuvres boursières.
— Très astucieux ! Mais cela nous ramènerait au crime par intérêt. Et nous avons décidé que, deux meurtres, c’était trop.
— Ce n’est pas Perchamp. Qui encore ? Gravois ou Denécamp ?... L’un ou l’autre airait pu tuer le professeur Favreau. A la rigueur…
— A la rigueur, dit le juge avec une moue.
— Mais pourquoi auraient-ils tué le maire ?
— Voilà le hic ! Pourquoi tuer le maire ? répéta le juge. Je crois que vous pouvez rayer les docteurs, conclut-il d’un ton encourageant. Que voyez-vous ensuite ?...
Careix croisait et décroisait ses jambes.
— Allons, dites-la, votre idée, insista le juge.
— Tout part du terrain vague. Tout tourne autour. Tout s’y ramène. Supposons…
— Allez ! Allez !...
— Supposons qu’il ait un trésor enfoui dans le terrain ? Que ce soit pour cette raison que la tante de Jacques Mauduit n’ait pas voulu vendre ?
— Séduisant, mais un brin romanesque, dit le juge.
— Ou, encore, admettez qu’un cadavre soit enseveli, depuis plus ou moins longtemps, dans le terrain ? En effectuant les travaux de terrassement pour construire une chose ou une autre, on l’aurait fatalement trouvé, ce cadavre… Alors… Pour cacher un vieux crime, on peut être amené à en commettre un second… Puis un troisième… Qu’en dites-vous ?
— Eh bien, mon Dieu… dit le juge.
Et ce fut tout ce qu’il dit.
— Je vais étudier la liste de disparitions constatées dans la région ces dernières années…
— Vous pourriez faire plus mal, dit le juge avec bonhomie. Toutefois, si personnellement j’avais caché un cadavre dans ce terrain, il me paraîtrait plus simple de le désensevelir nuitamment et de l’emporter ailleurs, que d’assassiner les uns après les autres tous mes contemporains désireux de bâtir sur l’emplacement en question !
Cela sautait aux yeux.
Careix Rougit presque, de confusion. Il ouvrit les bras :
— Je suis au bout de mon rouleau !
— Quant à moi, fit le juge qui avait recommencé de promener avec sollicitude ses doigts sur ses joues bleuâtres, je vais me raser, pour m’éclaircir les idées. J’ai eu le tort de ne pas le faire ce matin. A tout à l’heure.11
12.
Il souriait dans le vide.
C’est qu’il venait peut-être de trouver, enfin, le mobile du crime.
— Supposez que Niel soit devenu fou ? fit-il en se penchant vers Careix.
L’autre sursautait :
— Fou ?...
— Oui et non. Enfin, dans une certaine mesure. C’est difficile à expliquer… Le théâtre, vous comprenez…
Careix ne comprenait pas.
— Le théâtre, c’est toute l’existence de Niel. La fiction… Des héros qui ne cessent, sur une scène ou un écran, de mimer les gestes de la vie réelle – des crimes la plupart du temps, car il faut bien avouer qu’on passionne rarement le public en lui contant la vie des saints !
— Et alors ? fit Careix.
— Alors, tous ces crimes imaginaires, commis par des fantômes, dans un monde d’ombres, ont pu remonter à la cervelle de Nicolas Niel… Cela semble ridicule à première vue, et je ne sais pas bien vous expliquer… Mais je sens… Une intoxication de romans, une indigestion de scenarii…
— Bref, un transport de littérature au cerveau ?
— Exactement !... Ajoutez à cela l’influence malsaine du terrain vague… Je me représente assez bien Niel se disant : « Et si je fabriquais un scénario, à mon tour ? Un vrai, où je jouerais pour de bon le principal rôle »… Passer du domaine de la fiction à celui du fait divers… C’est subtil, évidemment… Mais Niel est un artiste… Tous les artistes ont des moisissures dans la cervelle, plus ou moins…12
13.
La souffrance était dans son corps brisé comme mille coups de couteau, la mort était dans sa gorge. Il se mit debout, pourtant. Il jeta un bras devant lui, sur la maquette représentant Neugate. Sa main tachée de son propre sang tomba comme un bloc sur l’église, dont elle démolit le clocher ; puis, laborieusement, elle se traîna, remonta la colline, arrachant au passage la halle, aplatissant le Palais de Justice, renversant la prison. Ils étaient fascinés par le rampement de cette main carrée, poilue, aux doigts noueux, aux ongles durs. Avec des secousses, des arrêts, des sursauts, elle s’avançait, labourant, effondrant la ville de carton ; elle remontait, comme un vrai désastre, comme un tremblement de terre !... Sur le plateau, elle s’immobilisa au centre du terrain vague. En même temps, un flot de sang se portait au visage de Clotaire, comme le flux même de la passion.
Les veines de ses tempes, gonflées, noircissaient. Un emportement rendit la vie à ses yeux. Tout son être était agité de quelque chose qui semblait de l’indignation ; il ouvrit et referma la bouche à plusieurs reprises, et enfin parvint à arracher de sa gorge bloquée, dans un raclement rauque mêlé de sanglots, des sons qui avaient l’accent d’une revendication prodigieusement irritée. On crut vaguement percevoir le nom de Mauduit, le mot « frère », et des appels au secours « à moi ! A moi !... ».
Puis Clotaire ferma les yeux, se laissa retomber en arrière. Ses ongles griffèrent le terrain vague, le labourant sur toute sa largeur.
— Nous voilà bien avancés ! dit le juge.
— Je crois que j’ai compris, dit Nicolas après un silence.
Il vint près du moribond :
— Écoute-moi, Clotaire.
Le braconnier ouvrit les yeux.
— C’est à cause du terrain vague. n’est-ce pas ?
— Oui, dit le battement des paupières.
Les deux docteurs, le juge, le commissaire, l’avoué furent stupéfaits.
Quelle relation pouvait-il y avoir entre ce pauvre hère et le terrain ?
— Clotaire était le frère de lait de Jacques Mauduit, fit Nicolas. Et ce n’est pas contre des hommes que Clotaire s’est dressé, mais contre des projets. Il a agi par passion, mais cette passion ne s’appelle pas la haine : elle s’appelle dévouement, et amour.13
14.
Ce terrain, Clotaire vivait dessus depuis tant d’années… Ce terrain qui lui ressemblait – comme lui, pauvre, guenilleux, avec pour toute parure ses ronces, ses chardons, ses orties. C’était en quelque sorte la seule possession de Clotaire, et il ne se souciait pas de sa valeur commerciale. Il l’aimait…
Et on voulait le lui voler !... Des hommes qui avaient tout : fortune, honneurs… Le maire, le curé, des industriels, des commerçants prospères…
N’était-ce pas un peu l’histoire qui est contée dans la bible ?
« Il y avait deux hommes dans une ville, l’un riche et l’autre pauvre. Le riche avait du gros et du menu bétail en abondance. Mais le pauvre n’avait rien du tout, qu’une petite brébis… Et le riche a pris le brébis du pauvre… »
— Dès ce moment-là, Clotaire a dû ruminer un attentat contre les parterres de fleurs, contre les pelouses bien tondues, les allées soigneusement ratissées… Contre les accessoires de la fête enfantine : le guignol, les balançoires, les manèges… Et surtout contre la joie de tous les repus de la ville : le kiosque à musique, ces concerts propices aux heureuses digestions…
Le terrain vague, c’était la joie du braconnier. Il l’aimait comme on aime un chien blessé, un chat malade.14
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1Pierre Véry: L'inconnue du terrain vague (1988), Éditions Joëlle Losfeld 2001, S. 5.
2Pierre Véry: L'inconnue du terrain vague (1988), Éditions Joëlle Losfeld 2001, S. 20.
3Pierre Véry: L'inconnue du terrain vague (1988), Éditions Joëlle Losfeld 2001, S. 50.
4Pierre Véry: L'inconnue du terrain vague (1988), Éditions Joëlle Losfeld 2001, S. 61.
5Pierre Véry: L'inconnue du terrain vague (1988), Éditions Joëlle Losfeld 2001, S. 64.
6Pierre Véry: L'inconnue du terrain vague (1988), Éditions Joëlle Losfeld 2001, S. 80.
7Pierre Véry: L'inconnue du terrain vague (1988), Éditions Joëlle Losfeld 2001, S. 88.
8Pierre Véry: L'inconnue du terrain vague (1988), Éditions Joëlle Losfeld 2001, S. 100.
9Pierre Véry: L'inconnue du terrain vague (1988), Éditions Joëlle Losfeld 2001, S. 102.
10Pierre Véry: L'inconnue du terrain vague (1988), Éditions Joëlle Losfeld 2001, S. 123.
11Pierre Véry: L'inconnue du terrain vague (1988), Éditions Joëlle Losfeld 2001, S. 126.
12Pierre Véry: L'inconnue du terrain vague (1988), Éditions Joëlle Losfeld 2001, S. 148.
13Pierre Véry: L'inconnue du terrain vague (1988), Éditions Joëlle Losfeld 2001, S. 161.
14Pierre Véry: L'inconnue du terrain vague (1988), Éditions Joëlle Losfeld 2001, S. 165.
Sartre, Jean-Paul
Nulle part je n’ai vu tant de terrains vagues: il est vrai qu’ils ont une fonction précise: ils servent de parcs à autos. Mais ils n’en rompent pas moins brusquement l’alignement de la rue. Tout d’un coup, il semble qu’une bombe soit tombée sur trois ou quatre maisons, les réduisant en poudre, et qu’on vienne tout juste de déblayer.1
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1Jean-Paul Sartre: «Villes d’Amérique» (1945), in J.-P. S.: Situations III, Paris: Gallimard 1949, S. 93–111, hier S. 106.
Je préférais les illustrations de Nick Carter. On peut les trouver monotones : sur presque toutes le grand détective assomme ou se fait matraquer. Mais ces rixes avaient lieu dans les rues de Manhattan, terrains vagues, bordés de palissades brunes ou de frêles constructions cubiques couleurs sang séché : cela me fascinait, j’imaginais une ville puritaine et sanglante dévorée par l’espace et dissimulant à peine la savane qui la portait : le crime et la vertu y étaient l’un et l’autre hors la loi ; l’assassin et le justicier, libres et souverains l’un et l’autre, s’expliquaient le soir, à coups de couteau. En cette cité comme en Afrique, sous le même soleil de feu, l’héroïsme redevenait une improvisation perpétuelle : ma passion pour New York vient de là.1
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1Jean-Paul Sartre: Les Mots (1964), hrsg. v. Jean-François Louette, Paris: Gallimard 2010 (Bibliothèque de la Pléiade), S. 117–118 (II. Écrire).
Gracq, Julien
1.
Il y a aussi les hangars abandonnés où l’on boit des grogs fumants dans l’odeur de goudron et de sapins de Noël comme une gorgée de sciure de bois fraîche, et dans le terrain vague des voies les petits bars de panneaux démontables autour d’une chromo-lithographie qui représente Trotsky recevant les parlementaires allemands devant la gare de Brest-Litovsk.1
2.
La solitude est celle des franges habitée d’où l’on tourne l’épaule aux fenêtres — comme du haut des falaises d’un vélodrome plein à craquer le regard étourdi jusqu’à l’écœurement qui flotte sur les terrains vagues où pend du linge à sécher aux guimbardes des nomades, ou le laisser-aller incompréhensible de somnolence des gares de triage de banlieue. Les heures glissant sans effort et sans trace sur le cadran plumeux d’un ciel océanique entre les feuilles, l’averse incolore et battante dont rien ne protège, la salle vide, le bâillement domestique submergeant sans effort le comptoir — quelle halte ! — et vertigineusement, de n’aller à rien tout au long de ces singuliers boulevards de ceinture, du harassement dépaysant comme sous l’alizé de ces grands atolls de feuillages, sentir immobile circuler au flanc de la cité ce réseau de mort subite, et les grands coups de lance du désert jusques au cœur menacé des villes de ces tranchées familières du vent.2
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1Julien Gracq: « Liberté grande » (1946), in: J. G.: Œuvres complètes, hrsg. v. Bernhild Boie, Paris: Gallimard 1989–1995 (Bibliothèque de la Pléiade), Vol. 1, S. 291 (La rivière susquehannah).
2Julien Gracq: « Liberté grande » (1946), in: J. G.: Œuvres complètes, hrsg. v. Bernhild Boie, Paris: Gallimard 1989–1995 (Bibliothèque de la Pléiade), Vol. 1, S. 294–295 (Les jardins suspendus).
1.
Nous roulâmes de longues heures à travers ces terres de sommeil. De temps en temps un oiseau gris jaillissait des joncs en flèche et se perdait très haut dans le ciel, tressaillant comme la balle sur le jet d’eau à la crime même de son cri monotone. Une corne de brume échouée sur un haut fond perçait le brouillard sur deux tons calmes, d’un gros soufflet assoupi. Un coup de vent parfois faisait sur les joncs son frôlement triste, un instant l’eau des lagunes évaporait sa buée sur une glace terne, une peau morte et privée de reflets. Quelque chose s’étouffait derrière ce brouillard de terrain vague, comme une bouche sous un oreiller. La piste soudain redevint route, une tour grise sortit du brouillard épaissi, les lagunes vinrent de toutes parts à notre rencontre et lissèrent les berges d’une chaussée à fleur d’eau, quelques fantômes de bâtiments prirent consistance : c’était le bout de notre voyage, nous arrivions à l’Amirauté. La route mouillée miroita faiblement ; aux côtés d’une silhouette qui balançait un fanal pour guider dans le mur de brouillard les évolutions de la voiture, se montrèrent un ciré de matelot, une vieille casquette d’uniforme, et une dure et courte moustache perlée de gouttes : le capitaine Marino, commandant la base des Syrtes.1
2.
Coupé de la ville par des étendues de terrains vagues où l’on devinait les traces de ses anciens jardins, le palais Aldobrandi se dressait à l’extrémité d’un des doigts de la main ouverte, et son isolement au droit de la passe des lagunes et à l’extrémité du canal élargi me parut figurer singulièrement l’humeur de la souche ombrageuse qui l’avait construit à son image. Ce séjour de plaisance, jeté comme un ricanement sur des eaux grelottantes de fièvre, se souvenait toujours du château fort.2
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1Julien Gracq: « Le Rivage des Syrtes » (1951), in: J. G.: Œuvres complètes, hrsg. v. Bernhild Boie, Paris: Gallimard 1989–1995 (Bibliothèque de la Pléiade), Vol. 1, S. 566 (Une prise de commandement).
2Julien Gracq: « Liberté grande » (1946), in: J. G.: Œuvres complètes, hrsg. v. Bernhild Boie, Paris: Gallimard 1989–1995 (Bibliothèque de la Pléiade), Vol. 1, S. 625 (Une visite).
Pourtant la laideur ne se laissait pas complètement oublier : de temps en temps le train stoppait dans de lépreuses petites gares, couleur de minerai de fer, qui s’accrochaient en remblai entre la rivière et la falaise : contre le bleu de guerre des vitres déjà délavé, des soldats en kaki somnolaient assis à califourchon sur les chariots de la poste — puis la vallée verte devenait un instant comme teigneuse : on dépassait de lugubres maisons jaunes, taillées dans l’ocre, qui semblaient à plâtre — et, quand l’œil désenchanté revenait vers la Meuse, il discernait maintenant de place en place les petites casemates toutes fraîches de brique et de béton, d’un travail pauvre, et de long de la berge les réseaux de barbelés où une crue de la rivière avait pendu des fanes d’herbe pourrie : avant même le premier coup de canon, la rouille, les ronces de la guerre, son odeur de terre écorchée, son abandon de terrain vague, déshonoraient déjà ce canton intact de la Gaule chevelue.1
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1Julien Gracq: « Un balcon en forêt » (1958), in: J. G.: Œuvres complètes, hrsg. v. Bernhild Boie, Paris: Gallimard 1989–1995 (Bibliothèque de la Pléiade), Vol. 2, S. 4.
1.
Espagne : dans les terrains vagues des villes, et jusqu’au milieu de Tolède, ou de Burgos, au pied des remparts d’Avila, sur les aires à blé des villages de Castille, sur les collines rouges de l’Aragon — non pas la roche, mais partout la terre, pelée, écorchée, poussiéreuse, émietté par le pied de l’âne ou du mulet, la terre nue comme une peau galeuse, comme si on venait d’en détacher une croûte, en grattant. La terre partout — à Aranjuez, à Tolède — autour des vieilles murailles de brique des arènes, couleur de sang séché — percées de rares ouvertures, avec sur elles je ne sais quoi de ruineux, de malfamé, de sordide et de sinistre, comme les abords d’une tour de silence. On comprend que les toreros, même en pleine insouciance du risque, n’approchent point de ces lisières de malaise sans se signer, et plutôt deux fois qu’une. Il y a les funeral parlors d’Amérique, et on est ici à l’autre pôle : ces lieux consacrés à la fiesta du dimanche ne déguisent aucunement leur abord gracieux d’abattoirs.1
2.
Un peu plus tôt encore — sans doute dans les dernières années de la guerre — je me souviens d’une époque où on montrait encore le cinéma, comme on montre des chiens savants. Un forain tendait derrière les dunes, dans les terrains vagues qui bordaient alors la grande place de Pornichet, un rectangle de cordes, y disposait quelques bancs et un écran tendu sur deux perches : pour quelques sous, on avait droit à la nuit tombée à d’invraisemblables bandes laissées pour compte, je pense, par quelque ligue antialcoolique après saisie […].2
3.
Il y a la solidité bretonne. Il y a aussi l’anarchie bretonne. Je ne sais quoi d’inachevé et de provisoire s’attache à la manière dont l’homme — tard venu — s’est fixé sur ce terroir. Dans la Bourgogne, dans la Touraine, les bourgs et les villages, de toute éternité on dirait, se distribuent aux confluents des vallées, au creux des combes, avec une infaillibilité anatomique : incrustés dans le sol avec la régularité, la ténacité inextricable d’une chaîne de ganglions. Cette certitude de son assise, cette cohésion presque nucléaire du bourg français serré autour de son clocher, le plou breton ne l’a guère. Le placitre irrégulier qui lui sert de centre, souvent envahi par l’herbe, est un terrain vague plus d’une place, où parfois affleurent auprès du lavoir les bossellements nus du granit — tout autour, les maisons se sont arrêtées au hasard sur la pente des vallonnements mous, dans l’égaillement d’un troupeau dispersé par un coup de fusil. Quand on approche de la mer, là où la côte est vraiment peuplée de maisons, c’est une débandade : on dirait d’une foule encore clairsemée, qui s’est mise en route en désordre pour venir constater les dégâts d’une tempête ou d’un raz de marée et — les uns allant plus vite que les autres, certains grimpés déjà sur une colline en éclaireurs ou en vedettes — tout s’est figé dans la posture de l’étonnement ou de la stupeur : les maisons ici ne digèrent pas, ne dorment pas, mais regardent. Il y a toujours ici indéfiniment à regarder.3
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1Julien Gracq: « Lettrines » (1967), in: J. G.: Œuvres complètes, hrsg. v. Bernhild Boie, Paris: Gallimard 1989–1995 (Bibliothèque de la Pléiade), Vol. 2, S. 204.
2Julien Gracq: « Lettrines » (1967), in: J. G.: Œuvres complètes, hrsg. v. Bernhild Boie, Paris: Gallimard 1989–1995 (Bibliothèque de la Pléiade), Vol. 2, S. 218–219.
3Julien Gracq: « Lettrines » (1967), in: J. G.: Œuvres complètes, hrsg. v. Bernhild Boie, Paris: Gallimard 1989–1995 (Bibliothèque de la Pléiade), Vol. 2, S. 232–233.
1.
La route de Kergrit ne suit pas la côte ; elle longe la mer à petite distance sans la laisser apercevoir — mais à peine y fut-il engagé, Simon fut submergé par la vive impression qu’il éprouvait depuis son enfance de rouler là à portée d’elle et sur sa lisière encore éveillée ; il retrouva aussitôt une respiration longue, comme s’il avait marché dans l’ombre d’une forêt. Une limite tranchante avait toujours séparé pour lui l’arrière-pays exilé et la contrée de la mer ; il y trottait le nez au vent, collé de toute sa peau, sans avoir besoin de les déchiffrer, à mille effluves prémonitoires — et de tous ces signes c’étaient les plus humbles peut-être qui lui parlaient le plus secrètement ; quelques chose de frais, de lavé et de carillonnant qui peu à peu réveillait les verdures noires comme une matinée de dimanche : le crépi clair et rugueux des anciennes chaumières déguisées en villas, leur volets repeints de vert cru par les vacanciers pauvres qui s’égaillaient jusque très loin de la plage — une barrière d’un blanc frais rayant les troncs d’un boqueteau de pins — sur le pignon d’un carrefour, le premier panonceau d’une agence de location —, les haies de tamaris, pour lui si exotiques, qui çà et là maintenant à la place des murets de pierre cloisonnaient les terrains vagues.1
2.
La route aboutit dès l’entrée du village à un terre-plein raviné, à demi envahi par le sable ; il domine une des petites grèves qui s’insèrent sur la côte de l’ouest entre les pointes de rochers. L’odeur de saumure rance du goémon fermenté en monte avec la brise de mer si opaque et si submergeante que le visiteur, abandonnant là sa voiture, la fuit d’ordinaire aussitôt par les ruelles qui mènent au port à travers le cœur du bourg. Mais cette odeur ne gênait pas Simon ; tout en manœuvrant pour ranger sa voiture, il laissait ses narines battre dans la nappe de parfum qui coulait de la crinière trempée. C’était comme une confirmation naïve dont il avait eu le besoin : la piste secrète à laquelle il était resté collé, les yeux à demi fermés, un tournant après l’autre, aboutissait là, dans cette explosion retrouvée du fumet sauvage ; il était chez lui. Il alluma une cigarette et flaira le vent bourru qui vient du large avec la marée montante. Ce terre-plein, à moitié décharge publique, mais rendez-vous habituel des gamins du pays qui se retrouvaient entre eux sur son terrain vague, avait toujours été vide de baigneurs. Le vent et le sel donnaient maintenant au soleil une espèce d’alacrité mordante. La mer n’était pas grosse, mais les lames de la fin de marée haute montaient à l’assaut de la grève excitées et joueuses — une moustache d’écume au loin barrait les rochers de l’île des Grets.2
3.
Il regardait sans pensée la place que le soleil rasant élargissait — un de ces foirails de petite ville, trop vastes pour leur lisière de maisons basses, plus infréquentés qu’une clairière dès que la poussière des jours de foire est retombée. Les oiseaux pépiaient avant la couchée dans les ormes du rempart ; le vol bas des martinets qui commençaient leur sarabande du soir traversait le lac d’air ample et liquide de la place et rayait par instants le bleu des croisées hautes. On n’entendait que leurs cris suraigus qui a chaque volte changeaient de fréquence : les gamins du bourg devaient déserter ce terrain vague sans recoins et sans secrets, plus nu sous le soleil que n’est une paume. Le souvenir des cris des mouettes et de la plage vide revenait à l’esprit de Simon — toute la journée, sur ces lisières de mer où il n’avait vécu jusque-là que dans la fête peuplée des vacances, il s’était étonné de trouver la terre si pauvrement peuplée, et si tôt vide. La lumière poudreuse, ocrée et presque rousse n’égayait pas la petite place ; il lui semblait plutôt qu’elle émergeait devant lui, étrangère, plus déserte qu’un banc de sable que la marée découvre.3
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1Julien Gracq: « La Presqu’île » (1970), in: J. G.: Œuvres complètes, hrsg. v. Bernhild Boie, Paris: Gallimard 1989–1995 (Bibliothèque de la Pléiade), Vol. 2, S. 451 (La Presqu’île).
2Julien Gracq: « La Presqu’île » (1970), in: J. G.: Œuvres complètes, hrsg. v. Bernhild Boie, Paris: Gallimard 1989–1995 (Bibliothèque de la Pléiade), Vol. 2, S. 453-454 (La Presqu’île).
3Julien Gracq: « La Presqu’île » (1970), in: J. G.: Œuvres complètes, hrsg. v. Bernhild Boie, Paris: Gallimard 1989–1995 (Bibliothèque de la Pléiade), Vol. 2, S. 469 (La Presqu’île).
1.
Nantes. Je feuillette un recueil d’anciennes photographies de la ville, au temps où j’étais pensionnaire au lycée. S’il est une ville dont la forme ait changé plus vite que le cœur d’un mortel… Mais « fourmillante cité, cité pleine de rêves » pour moi, oui, toujours ! J’ai davantage rêvé là, entre onze et dix-huit ans, que dans tout le reste de ma vie : que faire d’une vie commencée de vivre si irrémédiablement sur le mode de l’ailleurs ?
J’ai retrouvé une à une dans mon souvenir les impasses grises où venaient buter les « promenades » sinistres du jeudi et du dimanche : terrains vagues, dépôts de tramways, banlieues hébétées, verdures lépreuses avec vue d’usines, champs de courses désert : Pont-du-Cens, La Morrhonière, le Petit-Port, Saint-Joseph-de-Portricq, route de Vannes, Prairie de Mauves, Pont-Rousseau. Lieux sans joie, échouages boueux, minables lisières où nous piétinions en rond l’herbe gelée comme des chevaux à la longe, en attendant l’heure du retour. Toujours, à l’horizon, on avait la Ville, inaccessible et pourtant offerte, amarrée à ses clochers, avec ses grottes, ses cavernes aux trésors, ses merveilles défendues, et de l’autre côté la libre campagne, le vert paradis des vacances, ensoleillé et interdit : nous restions englués à cette frontière morfondue, petits errants vagues battant la semelle et mordus par les engelures, petits singes d’hiver tout envieillis par leurs uniformes nains — séparés, rejetés, échoués.1
2.
Un drapeau pend comme un linge mouillé qui sèche sur une corde ; à l’arrière-plan, le tremblé léger de l’émission fait du support et de la base du véhicule une cabane Bambou bricolée au coin de quelque terrain vague. L’horizon miniaturisé donne à la scène un caractère intimiste qui surprend : on dirait les abords un peu miteux d’une roulotte visitée avant le réveil, un doigt sur les lèvres, par des cambrioleurs facétieux atteints de lévitation — une lisière de bidonville prospectée à l’aube par des chiffonniers du ciel.2
3.
De ma fenêtre, les villages que j’ai sous les yeux dans l’éloignement me paraissent plus proches qu’autrefois. Il gîtait dans l’enfance non encore motorisée le vif sentiment d’un no man’s land, d’une zone ensauvagée de terrains vagues et de friches forestières, longue et hasardeuse à traverser, qui isolait profondément l’un de l’autre les centres habités, comme la civitas romaine cernée par les saltus. Le sentiment magique du voyage, qui est toujours un peu celui de la transgression, pacageait dans ces marges indécises et énigmatiques : j’ai cessé aujourd’hui de le ressentir. Tous les ressorts secrets d’un livre comme Le grand Meaulnes, où le fantastique enfantin de la distance joue un rôle si éminent (dans l’équipée de Meaulnes, dans les conciliabules du grenier, et, à l’état pur, dans l’épisode de la chasse aux dénicheurs) s’en sont trouvés brusquement accidentés.3
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1Julien Gracq: « Lettrines 2 » (1974), in: J. G.: Œuvres complètes, hrsg. v. Bernhild Boie, Paris: Gallimard 1989–1995 (Bibliothèque de la Pléiade), Vol. 2, S. 273–274.
2Julien Gracq: « Lettrines 2 » (1974), in: J. G.: Œuvres complètes, hrsg. v. Bernhild Boie, Paris: Gallimard 1989–1995 (Bibliothèque de la Pléiade), Vol. 2, S. 288.
3Julien Gracq: « Lettrines 2 » (1974), in: J. G.: Œuvres complètes, hrsg. v. Bernhild Boie, Paris: Gallimard 1989–1995 (Bibliothèque de la Pléiade), Vol. 2, S. 346.
Ce n’est pas une trace fabuleuse que je viens chercher dans les landes sans mémoire : c’est la vie plutôt sur ces friches sans âge et sans chemin qui largue ses repères et son ancrage et qui devient elle-même une légende anonymes et embrumée : le faussaire d’Ossian, sans le savoir, s’y retrouve poète. Là où cesse le chemin, le barrage et la clôture, là où ils n’ont jamais pu mordre sur le poil sauvage, le mors et la bride aussi sont ôtés de l‘esprit : le sentiment de sa liberté vraie n’est jamais entièrement séparable pour moi de celui du terrain vague.1
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1Julien Gracq: « Les Eaux étroites » (1976), in: J. G.: Œuvres complètes, hrsg. v. Bernhild Boie, Paris: Gallimard 1989–1995 (Bibliothèque de la Pléiade), Vol. 2, S. 548.
La forte et attirante image de Saint-Pétersbourg qui vient surnager une fois clos le livre, c’est celle d’une capitale encore démeublée où les monuments flottent dans l’espace trop grand, au bord des eaux gonflées qui coulent au ras des parapets de granit : Brasilia nordique et lacunaire, trouée des clairières de ses terrains vagues, où l’étalement inanimé des places et des perspectives absorbe et dissout la foule et les bruits, où s’emballe d’un galop enragé sur les pavés de bois un trafic maigre et hâtif que cerne le silence. Ville trop distendue, trop plate sur l’horizon ras, où l’oreille en suspens se désoriente de l’absence d’écho, et qui s’inquiète de ne pas surprendre sa propre rumeur : le silence d’une capitale insolite comme s’il y neigeait en plein été.1
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1Julien Gracq: « En lisant en écrivant » (1980), in: J. G.: Œuvres complètes, hrsg. v. Bernhild Boie, Paris: Gallimard 1989–1995 (Bibliothèque de la Pléiade), Vol. 2, S. 620 (Paysage et roman).
1.
Le train, qui traversait alors le cœur de la ville en longeant le bord d’un bras de la Loire, à la vitesse à peu près d’un train de péniches, en s’arrêtant aux gares ne Nantes-Orléans, de La Bourse et de Chantenay, s’il rendait la circulation malaisée, donnait en revanche au curieux, attiré à la fenêtre de son wagon par le vacarme de la rue et du quai, une impression d’intimité peu commune : ici la ville, dont le chemin de fer ne donne à voir d’habitude que les terrains vagues, les dépôts de mâchefer, les arrière-cours d’immeubles avec leurs poubelles et leurs outils de jardin, s’ouvrait en deux brusquement devant le voyageur, surpris de couper par le milieu une fourmilière tranchée par la bêche, une circulation bourdonnante qui coagulait le long de la voie en caillots instantanés à chaque passage à niveau.1
2.
J’allais passer un dimanche sur deux chez ma grand’tante, dont la bonne, Angèle, toute lisse et rose sous son bergot breton, venait prendre livraison de moi après la messe, au parloir. Un dimanche sur deux, et le jeudi de chaque semaine — trois fois sur quatre —, c’est la promenade réglementaire du lycée qui me tenait lieu de « sortie ». Le but de ces promenades apéritives et hygiéniques était habituellement quelque terrain vague où une partie de ballon pouvait s’engager, quelque zone verte, à l’époque toujours plus ou moins lépreuse, en lisière de la ville. L’image de Nantes qui lève spontanément de mon esprit est restée, pour cette raison, non pas celle d’un labyrinthe de rues centrales d’où l’on ne s’évade qu’épisodiquement, mais plutôt celle d’un nœud mal serré de radiales divergentes, au long desquelles le fluide urbain fuit et se dilue dans la campagne, comme l’électricité fuit par les pointes. Je me suis trouvé par là peut-être plus sensibilisé que d’autres à toutes les lisières où le tissu urbain se démaille et s’effiloche, sans pourtant qu’on l’ait tout à fait quitté pour la campagne, et il m’arrive quelquefois de penser, en songeant aux livres que j’ai écris, que ce goût pour les zones bordières a gagné chez moi par la suite de proche en proche et pris de l’ampleur, jusqu’à se faire jour, par un jeu d’analogies, dans des domaines inattendus, de tonalité sensiblement plus sombre : de la lisière à la frontière, pour l’imagination, il n’y a qu’un pas.2
3.
Le long du Cens, à droite de la route, le stationnement de nos promenades se faisait d’habitude dans des carrières de schiste en exploitation, dont il m’a été impossible de retrouver la trace, le long de cette vallée où partout maintenant « blocs » et résidences viennent border le ruisseau parmi des bouquets d’arbres. C’est au pied de ces carrières, dans les friches qui les bordaient, et où traînaient immobilisés de place en place des wagonnets rouillés, que je situais en imagination les terrains vagues — si peu parisiens — où Edgar Poe localise inductivement le théâtre du meurtre de Marie Roget. J’y voyais descendre les menaçantes ombres du soir qui, selon Poe, ramenaient les promeneurs en deçà de la Seine, abandonnant bosquets et sièges de verdure aux opérations délictueuses des rôdeurs de barrière. Ainsi ce paisible quartier-dortoir de 1983, du seul fait qu’à douze ans je transférais sur les bords du cens l’image fantaisiste que se faisait Poe de la barrière du Roule, reste-t-il encore pour moi obstinément marqué d’un signe maléfique.3
4.
J’ai aimé retrouver dans ce parc de Hampstead, et dans le chien-et-loup de ces rendez-vous clandestins des soirs d’été, l’image d’une glissade progressive hors des sentiers frayés, le désordre excitant qui gagne un paysage quand il échappe peu à peu à toute spécification trop claire. Quand il couvre, et autorise en même temps, des écarts plus libres dans les allures de ses promeneurs. Et le nom de terrains vagues, que j’ai ailleurs salué, recouvre ici pour moi un désir en même temps qu‘une image élu: la confusion qui embrume par places ces lisières des villes en fait des espaces de rêve en même temps que des zones de libre vagabondage. Ces terrains vagues où, si la liberté de parcours nous restait mesurée, rien du moins ne venait contraindre l‘imagination, s‘appelaient pour moi à Nantes le Petit Port, la Colinière, le parc de Procé.4
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1Julien Gracq: « La forme d’une ville » (1985), in: J. G.: Œuvres complètes, hrsg. v. Bernhild Boie, Paris: Gallimard 1989–1995 (Bibliothèque de la Pléiade), Vol. 2, S. 781–782.
2Julien Gracq: « La forme d’une ville » (1985), in: J. G.: Œuvres complètes, hrsg. v. Bernhild Boie, Paris: Gallimard 1989–1995 (Bibliothèque de la Pléiade), Vol. 2, S. 791–792.
3Julien Gracq: « La forme d’une ville » (1985), in: J. G.: Œuvres complètes, hrsg. v. Bernhild Boie, Paris: Gallimard 1989–1995 (Bibliothèque de la Pléiade), Vol. 2, S. 798.
4Julien Gracq: « La forme d’une ville » (1985), in: J. G.: Œuvres complètes, hrsg. v. Bernhild Boie, Paris: Gallimard 1989–1995 (Bibliothèque de la Pléiade), Vol. 2, S. 802.
1.
Ces vastes enclos qui sentent encore l’air libre et le sauvage : les Invalides, la Salpêtrière sont nés à la lisière même de la campagne et à l’extrême frange de ce qui était alors l’agglomération parisienne : dépôts de malades, de mutilés, de fous ou d’indigents, relégués à l’écart de la vie urbaine, ils cousinaient à l’origine avec les terrains vagues comme avec les décombres et les dépôts de détritus. Presque tous les monuments parisiens sont des excroissances levées du tissu urbain lui-même, là où il était le plus serré : aussi bien le Louvre que Notre-Dame, le Panthéon, l’Opéra ou la Madeleine : profondément encastrés dans les pâtés de maisons, ils en demeurent un peu comme la substance seulement densifiée et magnifiée.1
2.
Au Crotoy, en avant du rempart des villas serrées s’étend non pas une plage, mais plutôt un immense terrain vague de sable granuleux dont la croûte cède sous le pas comme aux abords d’un chott d’Algérie, seulement, si on s’y étend, le froid qui monte de sa profondeur vous en chasse.2
3.
Hampstead Heath. Tout a dû changer beaucoup sur ces lisières du Nord. C’était alors non un parc, mais une bruyère urbaine sans limites précises, mi-jardin abandonné, mi-terrain vague, avec un bordé de maisons assez serré du côté du sud et vers le nord des buissonnements qui s’ensauvageaient. Quand je m’y promenais après le dîner pendant les soirées d’été, je pensais toujours à ces irréels terrains vagues en forme de savanes, fréquentés par des rôdeurs du répertoire, qu’Edgar Poe a si bizarrement imaginés en lisière de Paris pour y placer « Le Mystère de Marie Roget ». Si je m’y attardais, et si je rentrais dans le crépuscule avancé (à cette époque il était hors de question pour un couple non marié de trouver une chambre d’hôtel à Londres) le cant des amoureux britanniques accouplés un peu partout dans les broussailles ne laissait retenir de loin au loin au long de ma route que le râle bref et vitreux du crapaud.3
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1Julien Gracq: « Carnets du grand chemin » (1992), in: J. G.: Œuvres complètes, hrsg. v. Bernhild Boie, Paris: Gallimard 1989–1995 (Bibliothèque de la Pléiade), Vol. 2, S. 951.
2Julien Gracq: « Carnets du grand chemin » (1992), in: J. G.: Œuvres complètes, hrsg. v. Bernhild Boie, Paris: Gallimard 1989–1995 (Bibliothèque de la Pléiade), Vol. 2, S. 955.
3Julien Gracq: « Carnets du grand chemin » (1992), in: J. G.: Œuvres complètes, hrsg. v. Bernhild Boie, Paris: Gallimard 1989–1995 (Bibliothèque de la Pléiade), Vol. 2, S. 993–994.
Simenon, Georges
1.
Maigret fit enfin le geste qu’on attendait, il marcha lentement vers la tête du lit, se pencha pour soulever le drap. Cela ne dura que quelques secondes et, tout de suite après, il se dirigea vers la fenêtre.
Mansuy se tenait près de lui. Les trois hommes, inspecteur compris, contemplaient le jardinet clôturé de pieux que reliaient des fils de fer barbelés. Dans un coin on voyait un clapier, dans l’autre une cabane où Duffieux devait ranger ses outils et sans doute bricoler à ses heures de liberté. Quelques légumes poussaient sur le sol sablonneux, des poireaux d’un vert pâle, des laitues, des choux. Cinq pieds de tomates portaient leurs fruits rouges accrochés à de tuteurs.
Ils n’avaient pas besoin de parler. L’homme était passé par là. Il était facile d’enjamber les barbelés, encore plus facile de franchir l’appui de la fenêtre. Et, au-delà du jardinet, c’était un terrain vague avec, à l’horizon, de vieux bâtiments qui avaient dû être jadis une usine.
— S’il a laissé des traces de pas, dit l’inspecteur à mi-voix, la pluie de ce matin les a fondues. Mon collègue Charbonnet a cherché…
Il guettait l’approbation de Maigret qui ne bronchait pas. S’était-il jamais préoccupé d’empreintes ?
Il gagna le jardin, pourtant, par la cuisine où deux personnes venaient d’arriver. Une petite allée était faite de pierres plates ramassées dans le terrain vague. Les lapins remuaient leur nez en le regardant et il saisit quelques feuilles de chou, ouvrit le grillage et le referma.
Dans la grisaille, c’était tellement le décor sordide dans lequel les femmes comme Mme Duffieux, maigres et mal portantes, passent leur vie à compter les sous un à un !1
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1Georges Simenon: Tout Simenon 4, Paris: Presses de la Cité 1988, S. 59.
Clébert, Jean-Paul
1.
Mais il n’est pas de plus belle balade ni de plus fructueuse en rencontres que le grand tour de Paris, la reptation lente et attentive sous un bon soleil hivernal, à la frontière de la ville haute et de la basse banlieue. Et de temps en temps, quand j’ai deux trois cent francs et si possible un copain dont les yeux ne sont pas trop chassieux, je grimpe à la Porte d’Aubervilliers par la si triste rue de l’Évangile où le camion hippomobile du laitier fait figure de corbillard tintinnabulant, je prends le bus de ceinture, je me laisse rouler, donnant mes tickets au compte-gouttes, deux par deux au contrôleur qui me prend pour follingue et emmerdeur, jusqu’à ce que j’aperçois un trou dans la barrière des H.B.M. et je descends de mon balcon, je continue à pied sur l’ancienne ligne des fortifications qui n’est plus que ruban sale d’herbes et de terre tassées mais où reste encore, avec un large pan de ciel par-dessus, une perspective reposante de monticules glaiseux où jouent toute la semaine les gosses crasseux hilaires, et de petits chemins étroits et piétinés comme des sentes de bêtes vers l’abreuvoir.
Poésie et horreur de la zone ont été maintes fois décrites, inspectées, photographiées, filmées, reconstituées en studio, exportées à l’étranger comme patrimoine national (culture et goût français), utilisées à des fins littéraires, artistiques, moralisatrices, politiques, et fourrées de force sous le nez des indifférent, par tous les descripteurs de fantastiques social, beaucoup mieux que ne saurait le faire le rôdeur de barrières que je suis d’occasion. Mais si l’émotion devant ces détritus d’une civilisation mort-née est toujours la même, les décors changent, l’horizon se modifie, les pans de murs s’écroulent, les jardinets s’éloignent, les usines et les cimetières s’étendent à la façon des amibes, les caisses d’habitation vont et viennent et doivent suivre le mouvement, des stades et des squares éclatent çà et là des bourgeons mais vite fanés, faute de sève et d’humus, et retournent à l’état de terrains vagues, domaine des dernières herbes folle, et ce de jour en jour, si fait qu’il faudrait tenir à jouer la topographie de la ceinture, la nécrologie des familles nombreuses et s’en tenir à l’actualité, les derniers tuyaux comme ceux des journaux n’ayant qu’une valeur très éphémère. Et tout ce que j’ai vu en six mois d’hivers fait déjà figure de souvenir…1
2.
Pour camper dans Paris (et je prends ici l’acception du terme affiché pour la gouverne des forains et nomades aux abords des villes et villages) durant les belles saisons, printemps et automne, avant et après la grande vadrouille, il n’est d’excellent que les terrains vagues (c’est-à-dire vides, ce qualificatif ayant perdu sa première valeur pourtant judicieuse), et se comptent parmi eux les talus des fortifs, le Champ des Curés à la porte d’Italie, les stades herbus, les Buttes Chaumont, les chantiers de démolition ou de construction, le motodrome de Montreuil… Derrière les grilles, les murs à demi écroulés, les palissades peintes, on est sûr de trouver abri-sous-roche, coin d’ombre, pan de terre douce, trou dʼhomme, planches et pavés propres à un séjour hivernal, taillis buissonneux abat-vent, où tous les flics ne peuvent fouiner, et s’en foutent un peu.2
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1Jean-Paul Clébert: Paris insolite (1952), authentifié par 115 photographies de Patrice Molinard, Paris: Attila 2009, S. 81–82 (Chap. II, 6).
2Jean-Paul Clébert: Paris insolite (1952), authentifié par 115 photographies de Patrice Molinard, Paris: Attila 2009, S. 212–213 (Chap. IV, 9).
Calaferte, Louis
1.
On se bat beaucoup chez les pauvres. Il faut bien passer sur quelqu’un sa fureur, sa rage d’être au monde et d’y rester. Donner des coups n’engageait à rien. En recevoir engageait à les rendre et ainsi de suite. Totor Albadi, affaibli par sa déficience physique et ses tares consanguines, ne pouvait rendre les coups reçus qu’à un chat maigre qu’il avait adopté à cet effet. Sous nos assauts, Victor Albadi pleurait, hurlait, trépignait, saignait, tout ensemble. Les jours de pluie où nous n’avions rien de mieux à faire, nous le rabattions dans un coin désert, le terrain vague de préférence, et nous libérions sur ce déshérité notre inventive cruauté qui ne manquait pas de raffinements. Quand je songe aujourd’hui à quelles souffrances nous soumettions Albadi et d’autres, j’en suis épouvanté. Je pense que rien au monde n’est plus féroce, vicieux, criminel qu’un enfant.1
2.
Chez nous, en été, chaque soir, des matchs de boxe écœurants menés par des volontaires se déroulaient sur le terrain vague. Et tous y prenaient un plaisir aigu. Hommes, femmes, gosses, nous étions debout, agglutinés, hurlant, trépignant, nous déchirant la gorge en encouragements démoniaques. Dans les derniers rounds, les deux pantins, aveuglés par le sang, la tête enflée, les jambes vacillantes, le corps malade de coups, lançaient au hasard leurs poings et leurs pieds. Notre public, visages crispés, flairait la mort. C’était la mort qui hantait ces combats. C’était la mort qu’on venait chercher, chaque soir en été, sur le terrain vague.2
3.
Blaise pleurait. Schborn l’empoigna parce qu’il se trouvait là. Le premier venu. Le crétin nous suivit docilement jusqu’au bas de la rue. En découvrant le terrain vague qui se perdait dans le noir, il eut peur. Schborn le tira à lui. Personne ne nous avait vus disparaître. Nous ne savions pas encore ce que nous allions faire de ce pleurnichard. Nous avions froid. Nous marchions vite, pressés d’agir. Les bruits du village nous parvenaient tamisés. Traversant l’espace, ils s’éteignaient à nos oreilles. La nudité désolante du terrain nous pénétrait jusqu’au-dedans, à travers la peau. Les gazomètres, au fond, dormaient massifs, sur un ciel mi-clair. Blaise chialait plus fort. Schborn lui demanda de se taire. Moi je le tenais par un bras et je me rappelle que son bras était mou, presque gélatineux comme s’il n’eût été fait que de chair flasque. Un serpent que j’avais dans ma main. Nous allâmes d’une traite à l’extrémité du terrain, guidés par la fatalité, jusqu’à un énorme tas de sable qui servait aux réparations des usines à gaz. À cette minute, trois destins s’entrechoquaient. Celui de Schborn et le mien, celui de Blaise le pleureur.3
4.
La plupart d’entre nous avaient été conçus sur cette voie abandonnée, dans de vieux wagons inutilisables, rouillés, démantibulés, qui servaient aux rendez-vous nocturnes et quelquefois aux discussions sérieuses. On en avait aménagé quelques-uns, la paille répandue en quantité sur le plancher, de vieux matelas défoncés, alignés les uns près des autres. Les couples, deux ou trois par wagon, s’en donnaient à cœur joie. Les femelles gémissantes, épanouies de plaisir, les mâles haletants, féroces, jouisseurs. Pas une fille de chez nous qui ne se soit allongée dans ces wagons. S’ils étaient tous occupés, les soirs de grande luxure, nous allions nous rouler, garçons et filles, sur le tas de coke qui se dressait comme une montagne noire près des rails. Les filles gueulaient, nues sous la morsure des boules de charbon. Nous n’y mettions que plus d’ardeur. Elles se relevaient, le dos zébré, contusionnées et sales. J’ai fait l’amour pour la première fois sur ce massif tas de coke, du côté des gazomètres, qui était le plus recherché, les couples se trouvant pleinement à l’abri de toute indiscrétion. Aussitôt que le temps se rangeait au beau fixe, le terrain vague, depuis l’usine à gaz jusqu’au tas de remblai, fourmillait de corps enlacés, et il fallait prendre garde à chaque pas.4
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1Louis Calaferte: Requiem des innocents (1952), Paris: Julliard 1994, S. 14 (Chap. I).
2Louis Calaferte: Requiem des innocents (1952), Paris: Gallimard 2016, S. 52 (Chap. III).
3Louis Calaferte: Requiem des innocents (1952), Paris: Gallimard 2016, S. 130 (Chap. VIII).
4Louis Calaferte: Requiem des innocents (1952), Paris: Gallimard 2016, S. 188 (Chap. XII).
Beauvoir, Simone de
1.
Il s’est mis à me parler souvent après les cours, parfois il me raccompagnait jusqu’à ma porte, en faisant des détours, et puis nous sommes sortis ensemble l’après-midi, le soir : nous ne causions plus de morale, ni de politique, ni d’aucun sujet élevé. Il me racontait des histoires, et surtout il m’emmenait promener ; il me montrait des rues, des squares, des quais, des canaux, des cimetières, des zones, des entrepôts, des terrains vagues, des bistrots, un tas de coins Paris que je ne connaissais pas ; et je m’apercevais que je n’avais jamais vu les choses que je croyais connaître. Avec lui tout prenait mille sens : les visages, les voix, les vêtements des gens, un arbre, une affiche, une enseigne au néon n’importe quoi.1
2.
Pour la première fois nos sourires se sont rencontrés, mais il ne semblait pas encore tout à fait rassuré :
— Vous ne tenez pas à voir les abattoirs ?
— Non. Promenons-nous dans les rues.
Il y avait beaucoup de rues et elles se ressemblaient toutes ; elles étaient bordées de chalets fatigués et de terrains vagues qui essayaient de ressembler à des jardinets de banlieues ; nous avons suivi aussi des avenues droites et mornes ; partout il faisait froid. Brogan touchait ses oreilles avec inquiétude : « Entrons nous réchauffer dans un bar. »1
3.
Il se mit à rouler lentement le long du trottoir. Il me semblait reconnaître des carrefours, des terrains vagues, des rails : mais les rails, les terrains vagues se ressemblent tous. Un bassin, un viaduc me parurent familiers ; on aurait dit que les choses étaient encore là, mais elles avaient changé de place. « Quelle folie ! » pensais-je. On part, on dit : « Je revendrai » parce que c’est trop dur de partir à jamais ; mais on se ment : on ne revient pas. Un an passe, des choses se passent, plus rien n’est pareil. Aujourd’hui Lewis portait un col dur, je l’avais vu sans que mon cœur ait battu plus vite, et sa maison s’était évanouie.3
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1Simone de Beauvoir: Les Mandarins, Paris: Gallimard 1954, S. 45 (Chap. premier).
2Simone de Beauvoir: Les Mandarins, Paris: Gallimard 1954, S. 304 (Chap. VI).
3Simone de Beauvoir: Les Mandarins, Paris: Gallimard 1954, S. 421 (Chap. VIII).
Montero, Germaine/Cour, Pierre
Un terrain vague, une rue grise, un arbre battu par les vents,
Des lézardes par où la bise fait rougir le nez des enfants;
Des ordures en tas, des flaques où croupit lʼeau tombée du ciel,
Avant l’école, les pluies des claques, un singulier et un pluriel;
Une usine qui tousse et crache, une fumée qui noircit tout,
Un godillot que l’on rattache sur un pied nu qui passe au bout ;
Et les bistrots et la misère et les chienlits en carnaval
Et les ombres sans les lumières, et les lumières qui font mal.
Mais au milieu du terrain vague, deux amants debout enlacés,
Bravant le monde qui les nargue, une marguerite à leurs pieds.
Un terrain vague, une rue grise, un arbre battu par les vents,
Et dans la froideur de la bise, rien que l’amour de deux enfants.1
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1Germaine Montero: Refrains de Paris (45 EG 141 M). Accompagnée par l'orchestre de Philippe-Gérard, 1955.
Lévi-Strauss, Claude
La nature ternaire du dualisme concentrique ressort aussi d’une autre remarque : c’est un système qui ne se suffit pas à lui-même et qui doit toujours se référer au milieu environnant. L'opposition entre terrain déblayé (cercle central) et terrain vague (cercle périphérique) appelle un troisième terme, brousse ou forêt — c'est-à-dire terrain vierge — qui circonscrit l'ensemble binaire, mais aussi le prolonge, puisque le terrain déblayé est au terrain vague comme celui-ci est au terrain vierge. Dans un système diamétral, au contraire, le terrain vierge représente un élément non-pertinent ; les moitiés se définissent l’une par opposition à l’autre et l’apparente symétrie de leur structure crée l’illusion d’un système clos.1
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1Claude Lévi-Strauss: Anthropologie structurale, Paris: Plon 1958, S. 168 (VIII. Les organisations dualistes existent-elles ?).
Goscinny, René/Jean-Jacques Sempé
1.
J’étais dans le terrain vague avec les copains : Eudes, Geoffroy, Alceste, Agnan, Rufus, Clotaire, Maixent et Joachim. Je ne sais pas si je vous ai déjà parlé de mes copains, mais je sais que je vous ai parlé du terrain vague. Il est terrible ; il y a des boîtes de conserve, des pierres, des chats, des bouts de bois et une auto. Une auto qui n’a pas de roues, mais avec laquelle on rigole bien : on fait « vroum vroum », on joue à l’autobus, à l’avion ; c’est formidable !1
2.
Et ça c’est vrai, il avait raison, Geoffroy : on a beau faire des passes avec le ballon, si on n’a pas de but où l’envoyer, ce n’est pas drôle. Moi, j’ai proposé qu’on se sépare en deux équipes, mais Clotaire a dit : « Diviser l’équipe ? Jamais ! » Et puis c’est comme quand on joue aux cow-boys, personne ne veut jouer les adversaires.
Et puis sont arrivés ceux de l’autre école. Nous, on ne les aime pas, ceux de l’autre école : ils sont tous bêtes. Souvent, ils viennent dans le terrain vague, et puis on se bat, parce que nous on dit que le terrain vague est à nous, et eux ils disent qu’il est à eux et ça fait des histoires. Mais là, on était plutôt contents de les voir.
— Eh ! les gars, j’ai dit, vous voulez jouer au foot avec nous ? On a un ballon.
— Jouer avec vous ? Nous faites pas rigoler ! a dit un maigre avec des cheveux rouges, comme ceux de tante Clarisse qui sont devenus rouge le mois dernier, et Maman m’a expliqué que c’est de la peinture qu’elle a fait mettre dessus chez le coiffeur.
— Et pourquoi ça te fait rigoler, imbécile ? a demandé Rufus.
— C’est la gifle que je vais te donner qui va me faire rigoler ! il a répondu celui qui avait les cheveux rouges.
— Et puis d’abord, a dit un grand avec des dents, sortez d’ici, le terrain vague est à nous !
Agnan voulait s’en aller, mais nous, on n’était pas d’accord.
— Non, monsieur, a dit Clotaire, le terrain vague il est à nous ; mais ce qui passe, c’est que vous avez peur de jouer football avec nous. On a une équipe formidable !
— Fort minable ! a dit le grand avec des dents, et ils se sont tous mis à rigoler, et moi aussi, parce que c’était amusant ; et puis Eudes a donné un coup de poing sur le nez d’un petit qui ne disait rien. Mais comme le petit, c’était le frère du grand avec les dents, ça a fait des histoires.2
3.
Ier mi-temps
1. Hier après-midi, sur le terrain du terrain vague s’est déroulé un match de football association entre une équipe d’une autre école et une équipe entraînée par le père de Nicolas. Voici quelle était la composition de cette dernière : goal : Alceste ; arrières : Eudes et Clotaire ; demis : Joachim, Rufus, Agnan ; inter droit : Nicolas ; avant-centre : Geoffroy ; ailier gauche : Maixent. L’arbitre était le père de Nicolas.3
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1René Goscinny/Jean-Jacques Sempé: Les récrés du petit Nicolas (1961), Paris: Denoël 2002, S. 63 (Le football).
2René Goscinny/Jean-Jacques Sempé: Les récrés du petit Nicolas (1961), Paris: Denoël 2002, S. 65–67 (Le football).
3René Goscinny/Jean-Jacques Sempé: Les récrés du petit Nicolas (1961), Paris: Denoël 2002, S. 70 (Le football).
1.
Les campeurs
— Eh ! les gars, nous a dit Joachim en sortant de l’école, si on allait camper demain ?
— C’est quoi, camper ? a demandé Clotaire, qui nous fait bien rigoler chaque fois, parce qu’il ne sait jamais rien de rien.
— Camper ? C’est très chouette, lui a expliqué Joachim. J’y suis allé dimanche dernier avec mes parents et des amis à eux. On va en auto, loin dans la campagne, et puis on se met dans un joli coin près d’une rivière, on monte les tentes, on fait du feu pour la cuisine, on se baigne, on pêche, on dort sous la tente, il y a des moustiques, et quand il se met à pleuvoir on s’en va en courant.
— Chez moi, a dit Maixent, on ne me laissera pas aller faire le guignol, tout seul, loin de la campagne. Surtout s’il y a une rivière.
— Mais non, a dit Joachim, on fera semblant ! On va camper dans le terrain vague !
— Et la tente ? Tu as une tente toi ? a demandé Eudes.
— Bien sûr ! a répondu Joachim. Alors, c’est d’accord ?
Et jeudi, nous étions tous dans le terrain vague. Je ne sais pas si je vous ai dit que dans le quartier, tout près de ma maison, il y a un terrain vague terrible, où on trouve des caisses, des papiers, des pierres, des vieilles boîtes, des bouteilles, des chats fâchés et surtout une vieille auto qui n’a plus de roues, mais qui es drôlement chouette quand même.1
2.
— Bon, maintenant il faut éteindre le feu, a dit Joachim, et enterrer tous les papiers gras et les boîtes de conserve.
— T’es malade, a dit Rufus. Si on doit enterrer tous les papiers gras et toutes les boîtes du terrain vague, on sera encore là dimanche !
— Mais que tu es bête ! a dit Joachim. On fait semblant ! Maintenant, on va tous se mettre sous la tente pour dormir.2
3.
Les athlètes
Je ne sais pas si je vous ai déjà dit que dans le quartier, il y a un terrain vague où des fois nous allons jouer avec les copains.
Il est terrible, le terrain vague ! Il y a de l’herbe, des pierres, un vieux matelas, une auto qui n’a plus de roues mais qui est encore très chouette et elle nous sert d’avion, vroum, ou d’autobus, ding ding ; il y a des boîtes aussi, quelquefois, des chats ; mais avec eux, c’est difficile de rigoler, parce que quand ils nous voient arriver, ils s’en vont.
On était dans le terrain vague, tous les copains, et on se demandait à quoi on allait jouer, puisque le ballon de foot d’Alceste est confisqué jusqu’à la fin du trimestre.
— Si on jouait à la guerre ? a demandé Rufus.
— Tu sais bien, a répondu Eudes, que chaque fois qu’on veut jouer à la guerre, on se bat parce que personne ne veut faire l’ennemi.
— Moi, j’ai une idée, a dit Clotaire. Si on faisait une réunion d’athlétisme ?3
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1René Goscinny/Jean-Jacques Sempé: Le petit Nicolas et les copains (1963), Paris: Denoël 2004, S. 27–28 (Les campeurs).
2René Goscinny/Jean-Jacques Sempé: Le petit Nicolas et les copains (1963), Paris: Denoël 2004, S. 31 (Les campeurs).
3René Goscinny/Jean-Jacques Sempé: Le petit Nicolas et les copains (1963), Paris: Denoël 2004, S. 107 (Les athlètes).
Perec, Georges
1.
[C]’était un invité, un ami très cher, perdu de vue, retrouvé par hasard, qui partageait leur repas, qui leur parlait de Paris, qui, dans cette soirée fraîche de novembre, dans cette ville étrangère où rien ne leur appartenait, où ils ne se sentaient pas à l’aise, les ramenait en arrière, leur permettait de retrouver une sensation presque oubliée de complicité, de vie commune, comme si, dans un étroit périmètre — la surface de la natte, les deux séries de rayonnages, l’électrophone, le cercle de lumière découpé par l’abat-jour cylindrique — parvenait à s’implanter, et à survivre, une zone protégée que ni le temps ni la distance ne pouvaient entamer. Mais tout autour, c’était l’exil, l’inconnu : le long corridor où les pas résonnaient trop fort, la chambre, immense et glaciale, hostile, avec pour seul meuble un lit large trop dur qui sentait la paille, avec sa lampe bancale posée sur une vieille caisse qui faisait office de table de nuit, sa malle d’osier remplie de linge, son tabouret chargé de vêtements en tas ; la troisième pièce, inutilisée, où ils n’entraient jamais. Puis l’escalier de pierre, la grande entrée perpétuellement menacée par les sables ; la rue : trois immeubles de deux étages, un hangar où séchaient des éponges, un terrain vague ; la ville alentour.1
2.
Cette sensation d’étrangeté s’accentuait, devenait presque oppressante, lorsque, ayant devant eux des longs après-midi vides, des dimanches désespérants, ils traversaient la ville arabe de part en part, et, au-delà de Bab Djebli, gagnaient les interminables faubourgs de Sfax. Sur des kilomètres, c’étaient des jardins minuscules, des haies de figuiers de Barbarie, des maisons de torchis, des cabanes de tôle et de carton ; puis d’immenses lagunes désertes et putrides, et, tout au bout à l’infini, les premiers champs d’oliviers. Ils traînaient des heures entières ; ils passaient devant des casernes, traversaient des terrains vagues, des zones bourbeuses.
3.
Leur solitude était totale.
Sfax était une ville opaque. Il leur semblait, certains jours, que nul, jamais, ne saurait y pénétrer. Les portes ne s’ouvriraient jamais. Il y avait des gens dans les rues, le soir, des foules compactes, qui allaient et venaient, un flot presque continu sous les arcades de l’avenue Hedi-Chaker, devant l’Hôtel Mabrouk, devant le Centre de propagande du Destour, devant le cinéma Hillal, devant la pâtisserie les Délices ; des endroits publics presque bondés : cafés, restaurant, cinémas ; des visages qui, par instants, pouvaient sembler presque familiers. Mais tout autour, le long du port, le long des remparts, à peine s’éloignait-on, c’était le vide, la mort : l’immense esplanade ensablée devant la cathédrale hideuse, cernée de palmiers nains ; le boulevard de Picville, bordé de terrains vagues, de maisons de deux étages ; la rue Mangolte, la rue Fezzani, la rue Abd-el-Kader Zgahl, nues et désertes, noires et rectilignes, balayée de sable. Le vent secouait les palmiers rachitiques : troncs renflés d’écailles ligneuses, d’où émergeaient à peine quelques palmes en éventail. Des multitudes de chats se glissaient dans les poubelles. Un chien au pelage jaune passait parfois, rasant les murs, la queue entre les jambes.3
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1Georges Perec: Les Choses, Paris: Julliard 1965, S. 112–113 (Deuxième partie, Chap. premier).
2Georges Perec: Les Choses, Paris: Julliard 1965, S. 115 (Deuxième partie, Chap. premier).
3Georges Perec: Les Choses, Paris: Julliard 1965, S. 119–120 (Deuxième partie, Chap. II).
1.
Au 33, un immeuble condamné.
La rue fait alors, sur la droite, un angle d’environ 30°. Du côté pair, la rue s’arrête au n° 38 ; il y a ensuite une cabane de briques rouges, puis l’arrivée d’un escalier venant du passage Julien-Lacroix qui part lui aussi, mais un peu plus bas que la rue Vilin, de la rue des Couronnes. Puis un grand terrain vague, avec des caillasses et des herbes pelées.1
2.
En haut des escaliers, on arrive à un petit carrefour donnant sur la rue Piat à gauche, la rue des Envierges en face, la rue du Transvaal à droite. Au croisement de la rue des Envierges et de la rue du Transvaal, il y a une belle boulangerie ocre. Le long de la balustrade de l’escalier, à côté d’un lampadaire, il y a un vélomoteur bariolé de couleurs vives imitant une peau de fauve. Deux Algériens s’accoudent un instant. Deux Noirs montent les escaliers. Malgré le temps plutôt couvert, on découvre un panorama assez vaste : des églises, de hauts immeubles neufs, le Panthéon ?
Dans le terrain vague, deux enfants se battent en duel avec des épées-tringles.2
3.
Le 8 est une maison à trois étages, avec deux femmes aux fenêtres. Au 9, le restaurant-bar MARCEL’S et une boutique fermée. Au 10, fermé, Parage de Peaux à Façon et fermée également une papeterie-mercerie. Au 11, un magasin fermé ; au 13, une laverie à la façade d’un bleu délavé. Un appartement est muré au second étage. Le 12 est un immeuble de cinq étages. Au rez-de-chaussée, Selibter, Pantalons en Tous Genre. Au 14, une maison condamnée et aussi au 15 (croisement de la rue Julien-Lacroix). Au 16, une ancienne boucherie ? Au 17, un ancien magasin d’alimentation est devenu un bar-café (on a peint « BAR CAFÉ » en blanc sur la porte). Au 18 : Hôtel de Constantine Hôtel meublé Café-Bar. Le 19, le 21 et le 23 sont des maisons à un étage, délabrées ; le 20 est une maison de quatre étages ; délabrée, le quatrième étage semble condamné. Au 22, un café-hôtel ? Au 24, dans la courette, il y a un chat sur une soute à charbon. L’inscription COIFFURE DAMES est encore visible. Affiches du PC. Au 25, un magasin fermé. Au 26, un rez-de-chaussée condamné. Au 27, un magasin fermé. Puis, jusqu’au n° 41, une palissade en ciment. Au 30, une maison de deux étages, partiellement murée ; un magasin de mode. Au 32, des boutiques condamnées (Vins & Liqueurs). Le 34 est presque entièrement muré. Après le n° 36 commence le terrain vague.3
4.
Le 41, le 43, le 45 (Hôtel du Mont-Blanc), le 47 sont des immeubles bouchés. Ensuite des palissades.
Des voitures tout au long de la rue. Quelques passants.
Au 49, une dame tousse à la fenêtre. Le 51 est une maison condamnée. Le 53-55 (Le Repos de la Montagne, vins) est fermé. Tout en haut en terrain vague. Un hangar avec un panonceau neuf :
APPLICATIONS PLASTIQUES4
5.
Dimanche 5 novembre 1972
vers quatorze heures
Le n° 1 est toujours là. Le 2, le 3 : couleurs et confection « Au bon accueil » ; le 4 : Boutonniériste (fermé) ; le 5 : Laiterie devenue plomberie ? Le 6 : coiffure. Le 7 détruit. Le 8, le 9 ? Le 10 : parage de peaux ; le 11 détruit ; le 12 : Selibter, le 13 détruit, une boutique encore debout ; le 15 entièrement détruit. Le 16 ? Le 17 : bar-caves. Le 18 : Hôtel de Constantine. 19 ? 20 ? 21 détruit. 22 : Hôtel-café. 23 ? 24 toujours intact, 25 : un magasin fermé ; 26 : des fenêtres murées, 27 muré, 28, 30, 36 toujours debout.
Un chat tigré et un chat noir dans la cour du 24.
Après le 27, côté impair, plus rien ; après le 36, côté pair, plus rien. Sur l’immeuble du n° 30, des affiches de Johnny Halliday.
Tout en haut : APPLICATIONS PLASTIQUES.
Dans le terrain vague il y a un chantier de démolitions.
Des pigeons, des chats, des carcasses de voitures.5
6.
Jeudi 21 novembre 1974,
vers 13 heures
Les HLM en bas de la rue de Couronnes sont terminées.
Le bas de la rue Vilin semble encore un peu vivant : tas d’ordures amoncelées, du linge qui pend aux fenêtres.
Le 1 est encore intact. Au n° 7, il y a un terrain vague et une palissade ; Besnard Confection, au 5, est fermé ; au 9, le restaurant bar MARCEL’S est fermé ; au 6, il y a un magasin (de coiffure) ouvert et un magasin fermé ; au 4, un boutonniériste ?6
7.
Au croisement de la rue Vilin et de la rue Julien-Lacroix, il n’y a plus de debout que Selibter, Pantalons ; les trois autres coins sont occupés, deux par des terrains vagues, l’autre par un immeuble entièrement muré.
Le 18 et le 22 sont des cafés hôtels encore debout, ainsi que le 20 et le 24.
Du côté impair, le 21 est en démolition (on voit des bulldozers, des excavatrices, des feux), le 23 et le 25 sont éventrés. Après le 25 plus rien.
À la place du 26, une petite remorque aménagée en cabane. Des carcasses de voitures.
Tas d’ordures non ramassées (rue Julien-Lacroix, des soldats du contingent remplacent les éboueurs en grève).
Un moineau mort au milieu de la chaussée.
Au n° 30, une affichette :
Bulletin municipal officiel de la ville Paris
25-26-27 août 1974
Expropriation du 28 et 30
Création d’un espace libre public à Paris 20e
Rien au-delà du 30. Des palissages, des terrains vagues où s’affairent des casseurs de voitures. Des affiches électorales sur les palissades.7
Le Clézio, Jean-Marie Gustave
1.
Sur les plateaux, à gauche de la ville, une surface de quelques hectares aligne des objets de silence et de mort ; là, tout est rectiligne, compréhensible, et de ce fait presque joyeux ; sous les croix alignées indéfiniment, prises par l’espèce de miroir à trois faces, beaucoup de choses gisent. Et c’est la vérité qu’elles ont vécu, avec insolence, avec force, autrefois. Il ne demeure plus d’elles qu’un carré de terre noirâtre, mal limité, et deux bâtons blancs cloués perpendiculairement. Les hommes, les chiens, les scarabées et les ronces ont mêlé leurs cimetières. Ou bien n’est-ce plus un cimetière, mais une sorte de terrain vague étendu sur toute la terre, une vision peut-être à superposer à la vision quotidienne, à étendre éternellement, de toutes parts, l’âme prise par le respect indécis, par la peur ? La terre est un dépotoir, mais calme et précis, où l’ordonnance de ces petites croix méticuleuses permet à chaque être, en dépit de son anéantissement, de persévérer sous forme de lettres noires écrites sur plaques de sapin.1
2.
Le deuxième jour, quand le soleil se leva, François Besson s’habilla et sortit. Il marcha rapidement à travers les rues, en regardant ce qui se passait. Au-dessus de lui, le ciel était gris, vaguement teint de rose vers l’Est. Dans les terrains vagues, autour des immeubles, des plaques de boue luisaient sans sécher. La foule des hommes se rendait au travail. Ils attendaient les autobus aux coins des trottoirs, ils circulaient à pied, en voiture, à bicyclette. Des femmes seules marchaient très vite, prises dans des imperméables noirs ou rouges, quelquefois à carreaux. Et toujours, du plus profond des nuées, la vapeur descendait jusqu’au sol ; les gouttes plus fines que la poussière flottaient longtemps entre ciel et terre, montant, retombant, avant de se dissoudre sur les surfaces planes, sans bruit, ne laissant même pas derrière elles un petit halo mouillé.2
3.
À force de marcher, Besson eut peur de sortir de la ville ; après tout, ce n’était pas une si grande ville. Il suffisait d’aller tout droit pendant un certain temps pour que les maisons se raréfient. Les jardins deviennent des terrains vagues, les trottoirs disparaissent. Et puis, tout d’un coup, sans s’en apercevoir, on est entouré par la campagne ; on marche dans l’herbe, on se perd sur les sentiers de cailloux aigus. Pour ne pas risquer de sortir de la ville, Besson décida de tourner autour du même pâté de maisons.3
4.
La voiture remonta en direction de la colline ; tous phares allumés, elle grimpa le long de la route en lacets, à travers les fourrés obscurs. De temps en temps, des maisons surgissaient au bord de la route, énormes masses noires percées d’une fenêtre jaune. La colline était un grand tas de roc et d’arbres plus sombres que la nuit, et elle dominait la ville. Elle sortait hors des gouffres de l’eau et de la plaine avec toute la puissance de son dos arc-bouté, si pleine, si solide qu’on l’aurait crue vivante. Percée de puits, dardant ses arbustes et ses broussailles, étirant les longues pentes d’éboulis, les nappes de terrain vagues, les rides des torrents gonflés, elle avançait peut-être, pareille à une gigantesque épave, nue, aride, les flancs ruisselant doucement de pluie, perdant ses particules de poussière, vibrant sur son socle, dans la nuit.4
5.
Ici la vie n’était pas large ; on ne savait rien du reste du monde. Dans ces jardins pas tout à fait abandonnées, sous les fenêtres vides des immeubles, un roquet tournait en rond sous la pluie, attaché à sa chaîne. Il n’aboyait même plus. Comme lui, on aurait pu s’enfermer au centre d’un terrain vague, près d’une masure en planches, et on aurait tourné en rond dans sa vieille prison couleur d’ardoise. On aurait regardé de temps à autre le ciel chargé de suie, et on n’aurait rien espéré.5
6.
L’humidité pénétrait le papier jaune de la tapisserie, et le décollait sans bruit, millimètre après millimètre. Tout avait un aspect si fort et si durable, et pourtant, ça ne pouvait pas faire de doute que dans deux ou trois siècles il ne resterait rien de cette chambre. Il n’y aurait plus, au milieu d’un terrain vague regagné par les ronces, qu’une espèce de vieille ruine creuse aux allures de cancer.6
7.
Petit à petit, l’autocar sortit de la ville. Il s’engagea sur une route très droite qui longeait la mer, et où le vent soufflait fort. L’herbe commença à apparaître entre les maisons, et les arbres se multiplièrent. Le soleil brillait au-dessus de l’horizon, et la route était dure. A travers la vitre, Besson regarda le paysage qui défilait, très vite au premier plan, lentement, presque immobile, et peut-être même animé d’un mouvement inverse dans le lointain. Il y avait des terrains vagues, entre des palissades de bois, avec, au centre, quatre ou cinq carcasses de voitures. Il y avait des tertres et des monticules, des alignements de villas basses gardées par des roquets. Des immeubles tout neufs, peints en blanc, portant sur leurs façades les rangées de balcons vides. Des roulottes de romanichels, des toits hérissés d’antennes de télévision, des poteaux télégraphiques, des fils où pendaient du linge de femme. Il y avait des jardins potagers, des massifs de rosiers ou de rhododendrons, des hangars, des bicyclettes abandonnées à la rouille, des camions en stationnement, des cimetières, des postes à essence coloriés en bleu et en jaune. Un grand mur de briques avec, écrit à la peinture blanche :
U.S. GO HOME
Une épicerie. Un café d’où sortaient quelques hommes indistincts. Encore des villas aux volets fermés, ou bien ouverts, et des enfants en train de jouer aux gendarmes et aux voleurs. Une église au clocher pointu, avec sa pendule détraquée qui marquait minuit. Un chantier naval. Un atelier de réparations. Un immeuble en construction au bord de la route, au centre d’un curieux réseau de brindilles et de planches. Deux policiers descendus de motocyclette et dressant une contravention. Une femme avec un goitre qui regardait. Un champ d’aviation. Une boutique de coiffeur, et un restaurant garni de lumignons, qui portait son nom en grandes lettres rouges : LA FOURCHETTE. Un groupe de cinq palmiers. Encore des terrains vagues, des champs en friche, des plaques de terre et de gravats où les silex étincelaient comme du verre pilé.7
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1Jean-Marie Gustave Le Clézio: Le Déluge, Paris: Gallimard 1966, S. 32.
2Jean-Marie Gustave Le Clézio: Le Déluge, Paris: Gallimard 1966, S. 72 (Chap. II).
3Jean-Marie Gustave Le Clézio: Le Déluge, Paris: Gallimard 1966, S. 81–82 (Chap. II).
4Jean-Marie Gustave Le Clézio: Le Déluge, Paris: Gallimard 1966, S. 99 (Chap. III).
5Jean-Marie Gustave Le Clézio: Le Déluge, Paris: Gallimard 1966, S. 109 (Chap. IV).
6Jean-Marie Gustave Le Clézio: Le Déluge, Paris: Gallimard 1966, S. 120 (Chap. V).
7Jean-Marie Gustave Le Clézio: Le Déluge, Paris: Gallimard 1966, S. 233–234 (Chap. XII).
1.
La Cité apparaît, au détour du chemin, quand on s’est éloigné de la mer et qu’on a marché une demi-heure dans la direction de la rivière. Lalla ne sait pas pourquoi ça s’appelle la Cité, parce qu’au début, il n’y avait qu’une dizaine de cabanes de planches et de papier goudronné, de l’autre côté de la rivière et des terrains vagues qui séparent de la vraie ville. Peut-être que on a donné ce nom pour faire oublier aux gens qu’ils vivaient avec des chiens et des rats, au milieu de la poussière.1
2.
Dans les rues de Marseille, la foule se presse, avance, entre et sort sans cesse des magasins géants, se bouscule devant les cafés, les restaurants, les cinémas, et les autos noires roulent dans les avenues dont on ne connaît pas la fin, et les trains survolent les toits sur les ponts suspendus, et les avions décollent et tournent lentement dans le ciel gris, au-dessus des immeubles et des terrains vagues. Quand c’est midi, les cloches des églises carillonnent, et leur bruit se répercute le long des rues, sur les esplanades, dans la profondeur des tunnels souterrains. La nuit, la ville s’illumine, les phares balayant la mer de leurs pinceaux de lumière, les feux des voitures scintillent. Les rues étroites sont silencieuses, et les bandits armés de couteaux américains guettent dans l’encoignure des portes les passants attardés. Quelquefois il y a de terribles batailles dans les terrains vagues, ou bien sur les quais, à l’ombre des cargos endormis.2
3.
C’était en pays étrange, cette ville, avec tous ces gens, parce qu’ils ne font pas réellement attention à vous si vous ne vous montrez pas. Lalla a appris à glisser silencieusement le long des murs, dans les escaliers. Elle connaît tous les endroits d’où l’on peut voir sans être vu, les cachettes derrière les arbres, dans les grands parkings pleins de voitures, dans les coins de portes, dans les terrains vagues. Même au milieu des avenues très droites où il y a un flot continu d’hommes et d’autos qui avance, qui descend, Lalla sait qu’elle peut devenir invisible. Au début, elle était encore toute marquée par le soleil brûlant du désert, et ses cheveux court, ils sont ternes, presque gris. Dans l’ombre des ruelles, dans le froid humide de l’appartement d’Aamma, la peau de Lalla s’est ternie aussi, elle est devenue pâle et grise. Et puis il y a ce manteau marron qu’elle a trouvé chez un fripier juif, près de la Cathédrale. Il descend presque jusqu’à ses chevilles, il a des manches trop longues et des épaules qui tombent, et surtout il est fait d’une sorte de tapis de laine, usé et lustré par le temps, couleur muraille, couleur vieux papier ; quand Lalla met son manteau, elle a réellement le sentiment de devenir invisible.3
4.
Certains jours elle s’en va très loin, elle marche si longtemps à travers les rues que ses jambes lui font mal, et qu’elle doit s’asseoir sur le bord du trottoir pour se reposer. Elle va vers l’est, le long de la grande avenue bordée d’arbres, où roulent beaucoup d’autos et de camions, puis à travers les collines, au fond des vallons. Ce sont des quartiers où il y a beaucoup de terrains vagues, des immeubles grands comme des falaises, tout blancs, avec des milliers de petites fenêtres identiques ; plus loin, il y a des villas entourées de lauriers et d’orangers, avec un chien méchant qui court le long du grillage en aboyant de toutes ses forces. Il y a aussi beaucoup de chats errants, maigres, hérissés, qui habitent en haut des murs et sous les autos arrêtées.4
5.
Lalla aimerait bien qu’il vienne la voir dans la maison de sa tante, mais elle n’ose pas, parce que Radicz est un gitan, et cela ne plairait sûrement pas à Aamma. Lui, il ne vit pas au Panier, ni même dans le voisinage. Il vit très loin, quelque part à l’ouest, près de la voie ferrée, là où il y a de grands terrains vagues et des cuves d’essence, et des cheminées qui brûlent jour et nuit. C’est lui qui l’a dit, mais il ne parle jamais très longtemps de sa maison, ni de sa famille. Simplement, il dit qu’il habite trop loin pour venir tous les jours, et quand il vient, il dort dehors plutôt que de rentrer chez lui. Ça lui est égal, il dit qu’il connaît de bonnes cachettes, où on n’a pas froid, où on ne sent pas le vent et où personne, vraiment personne ne pourrait le trouver.5
6.
Alors le photographe emmène Hawa dans les endroits qui ressemblent au désert ; les grandes plaines caillouteuses, les marais, les esplanades, les terrains vagues. Pour lui, Hawa marche dans la lumière du soleil, et son regard balaie l’horizon comme celui des oiseaux de proie, à la recherche d’une ombre, d’une silhouette. Elle regarde un long moment, comme si elle cherchait vraiment quelqu’un ; puis elle reste immobile sur son ombre, tandis que le photographe commence à photographier.6
7.
Tout a donc changé ? Lalla pense au premier voyage, vers Marseille, quand tout était encore neuf, les rues, les maisons, les hommes. Elle pense à l’appartement d’Aamma, à l’hôtel Sainte- Blanche, aux terrains vagues près des réservoirs, à tout ce qui est resté derrière elle dans la grande ville meurtrière. Elle pense à Radicz le mendiant, au photographe, aux journalistes, à tous ceux qui sont devenus comme des ombres. Maintenant, elle n’a plus rien que ses vêtements, et le manteau marron qu’Aamma lui a donné quand elle est arrivée. L’argent aussi, la liasse de billets de banque neufs, retenus par une épingle, qu’elle a prise dans la poche de la veste du photographe, avant de s’en aller. Mais c’est comme si rien ne s’était passé, comme si elle n’avait jamais quitté la Cité des planches et du papier goudronné, ni le plateau de pierres et les collines où vit le Hartani. Comme si elle avait dormi simplement une heure ou deux.7
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1Jean-Marie Gustave Le Clézio: Désert, Paris: Gallimard 1980, S. 82 (Le Bonheur).
2Jean-Marie Gustave Le Clézio: Désert, Paris: Gallimard 1980, S. 185 (Le Bonheur).
3Jean-Marie Gustave Le Clézio: Désert, Paris: Gallimard 1980, S. 251 (La vie chez les esclaves).
4Jean-Marie Gustave Le Clézio: Désert, Paris: Gallimard 1980, S. 253 (La vie chez les esclaves).
5Jean-Marie Gustave Le Clézio: Désert, Paris: Gallimard 1980, S. 259–260 (La vie chez les esclaves).
6Jean-Marie Gustave Le Clézio: Désert, Paris: Gallimard 1980, S. 329–330 (La vie chez les esclaves).
7Jean-Marie Gustave Le Clézio: Désert, Paris: Gallimard 1980, S. 385 (La vie chez les esclaves).
Modiano, Patrick
Le médecin me disait qu’avant de mourir chaque homme se transforme en boîte à musique et que l’on entend pendant une fraction de seconde l’air qui correspond le mieux à ce que fut sa vie, son caractère et ses aspirations. Pour les uns, c’est une valse musette, pour les autres une marche militaire. Un autre miaule une chanson tzigane qui se termine par un sanglot ou un cri de panique. Vous, mon petit gars, ce sera le bruit d’une poubelle que l’on envoie dinguer la nuit dans un terrain vague. Et tout à l’heure, quand nous traversions cette esplanade, de l’autre côté du boulevard de Sébastopol, j’ai pensé : « C’est ici que finira ton aventure. » Je me souviens de l’itinéraire en pente douce qui m’a mené jusqu’à cet endroit, l’un des plus désolés de Paris. Tout commence au Bois de Boulogne. Te rappelles-tu ?1
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1Patrick Modiano: La ronde de nuit, Paris: Gallimard 1969 (Collection folio, 835), S. 59–60.
À vingt ans, j’étais parti pour Vienne avec Jacqueline de l’avenue Rodin. Je me suis souvenu des jours qui avaient précédé ce départ et d’un après-midi porte d’Italie. J’avais visité un petit chenil, au bout de l’avenue d’Italie. Dans l’une des cages, un terrier m’observait de ses yeux noirs, la tête légèrement inclinée, les oreilles dressées, comme s’il voulait engager une conversation et ne pas perdre un seul mot de ce que je lui dirais. Ou bien, tout simplement, attendait-il que je le délivre de sa prison : ce que j’ai fait après quelques minutes d’hésitation. Pourquoi ne pas emmener ce chien à Vienne !
Je me suis assis avec lui à une terrasse de café. C’était en juin. On n’avait pas encore creusé la tranchée du périphérique qui vous donne une sensation d’encerclement. Les portes de Paris, en ce temps-là, étaient toutes en lignes de fuite, la ville peu à peu desserrait son étreinte pour se perdre dans les terrains vagues. Et l’on pouvait croire encore que l’aventure était au coin de la rue.1
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1Patrick Modiano: Fleurs de ruine, Paris: Seuil 1991, S. 142.
1.
Il y a eu d’autres journées d’été dans le quartier Clignancourt. Ses parents ont emmené Dora au cinéma Ornano 43. Il suffisait de traverser la rue. Ou bien y est-elle allée toute seule ? Très jeune, selon sa cousine, elle était déjà rebelle, indépendante, cavaleuse. La chambre d’hôtel était bien trop exiguë pour trois personnes. Petite, elle a dû jouer dans le square Clignancourt. Le quartier, par moments, ressemblait à un village. Le soir, les voisins disposaient des chaises sur les trottoirs et bavardaient entre eux. On allait boire une limonade à la terrasse d’un café. Quelquefois, des hommes, dont on ne savait pas si c’étaient de vrais chevriers ou des forains, passaient avec quelques chèvres et vendaient un grand verre de lait pour dix sous. La mousse vous faisait une moustache blanche.
À la porte de Clignancourt, le bâtiment et la barrière de l’octroi. À gauche, entre les blocs d’immeubles du boulevard Ney et le marché aux Puces, s’étendait tout un quartier de baraques, de hangars, d’acacias et de maisons basses que l’on a détruit. Vers quatorze ans, ce terrain vague m’avait frappé. J’ai cru le reconnaître sur deux ou trois photos, prises l’hiver : une sorte d’esplanade où l’on voit passer un autobus. Un camion est à l’arrêt, on dirait pour toujours. Un champ de neige au bord duquel attendent une roulette et un cheval noir. Et, tout au fond, la masse brumeuse des immeubles.
Je me souviens que pour la première fois, j’avais ressenti le vide que l’on éprouve devant ce qui a été détruit, rasé net. Je ne connaissais pas encore l’existence de Dora Bruder. Peut-être — mais j’en suis sûr — s’est-elle promenée là, dans cette zone qui m’évoque les rendez-vous d’amour secrets, les pauvres bonheurs perdus. Il flottait encore par ici des souvenirs de campagne, les rues s’appelaient : allée du Puits, allée du Métro, allée des Peupliers, impasse des Chiens.1
2.
Cette rue part de la Seine, quasi des Célestins, et rejoint la rue Charlemagne, près du lycée où j’avais passé les épreuves du baccalauréat, l’année précédente. Au pied de l’un des derniers immeubles, côté numéros pairs, juste avant la rue Charlemagne, un rideau de fer rouillé, à moitié levé. J’ai pénétré dans un entrepôt où étaient entassés des meubles, des vêtements, des ferrailles, des pièces détachées d’automobiles. Un homme d’une quarantaine d’années m’a reçu, et, avec beaucoup de gentillesse, m’a proposé d’aller chercher sur place la « marchandise », d’ici quelques jours.
En le quittant, j’ai suivi la rue des Jardins-Saint-Paul, vers la Seine. Tous les immeubles de la rue, côté des numéros impairs, avaient été rasés peu de temps auparavant. Et d’autres immeubles derrière eux. À leur emplacement, il ne restait plus qu’un terrain vague, lui-même cerné par des pans d’immeubles à moitié détruits. On distinguait encore, sur les murs à ciel ouvert, les papiers peints des anciennes chambres, les traces des conduits de cheminée. On aurait dit que le quartier avait subi un bombardement, et l’impression de vide était encore plus forte à cause de l’échappée de cette rue vers la Seine.2
3.
C’est moi qui ai commencé à lui parler de la guerre et de l’Occupation. Il avait dix-huit ans, à cette époque-là. Il se souvenait qu’un samedi la police avait fait une descente pour arrêter des juifs au marché aux Puces de Saint-Ouen et qu’il avait échappé à la rafle par miracle. Ce qui l’avait surpris, c’était que parmi les inspecteurs il y avait une femme.
Je lui ai parlé du terrain vague que j’avais remarqué les samedis où ma mère m’emmenait aux Puces, et qui s’étendait au pied des blocs d’immeubles au boulevard Ney. Il avait habité à cet endroit avec sa famille. Rue Élisabeth-Roland. Il était étonné que je note le nom de la rue. Un quartier que l’on appelait la Plaine. On avait tout détruit après la guerre et maintenant c’était un terrain de sport.3
4.
J’ai oublié son visage. La seule chose dont je me souvienne, c’est son nom. Il aurait pu très bien avoir connu Dora Bruder, du côté de la porte de Clignancourt et de la Plaine. Ils habitaient le même quartier et ils avaient le même âge. Peut-être en savait-il long sur les fugues de Dora… Il y a ainsi des hasards, des rencontres, des coïncidences que l’on ignorera toujours… Je pensais à cela, cet automne, en marchant de nouveau dans le quartier de la rue des Jardins-Saint-Paul. Le dépôt et son rideau de fer rouillé n’existent plus et les immeubles voisins ont été restaurés. De nouveau je ressentais un vide. Et je comprenais pourquoi. La plupart des immeubles du quartier avaient été détruits après la guerre, d’une manière méthodique, selon une décision administrative. Et l’on avait même donné un nom et un chiffre à cette zone qu’il fallait raser : l’îlot 16. J’ai retrouvé des photos, l’une de la rue des Jardins-Saint-Paul, quand les maisons des numéros impairs existaient encore. Une autre photo d’immeubles à moitié détruits, à côté de l’église Saint-Gervais et autour de l’hôtel de Sens. Une autre, d’un terrain vague au bord de la Seine que les gens traversaient entre deux trottoirs, désormais inutiles : tout ce qui restait de la rue des Nonnains-d’Hyères. Et l’on avait construit, là-dessus, des rangées d’immeubles, modifiant quelquefois l’ancien tracé des rues.4
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1Patrick Modiano: « Dora Bruder », in: P. M.: Romans, Paris: Gallimard 2013 (Quarto), S. 661–662.
2Patrick Modiano: « Dora Bruder », in: P. M.: Romans, Paris: Gallimard 2013 (Quarto), S. 727–728.
3Patrick Modiano: « Dora Bruder », in: P. M.: Romans, Paris: Gallimard 2013 (Quarto), S. 728.
4Patrick Modiano: « Dora Bruder », in: P. M.: Romans, Paris: Gallimard 2013 (Quarto), S. 729.
1.
Moi, à cette époque, je marchais toujours dans ce quartier que l’on commençait à détruire, le long de terrains vagues, de petits immeubles aux fenêtres murées, de tronçons de rues entre des piles de gravats, comme après un bombardement.1
2.
Et pourtant, un soir, je m’en souviens, je l’ai accompagnée jusqu’à la faculté de Censier par le métro, une ligne directe de Duroc jusqu’à Monge. Il tombait une pluie fine, mais cela ne nous gênait pas. Aghamouri lui avait dit qu’il fallait suivre la rue Monge, et nous avions fini par atteindre notre but : une sorte d’esplanade, ou plutôt un terrain vague entouré de maisons basses à moitié détruites. Le sol était en terre battue, et nous devions éviter les flaques d’eau dans la pénombre. Tout au fond, un bâtiment moderne qui que l’on achevait certainement de construire puisqu’il portait encore des échafaudages… Aghamouri nous attendait à l’entrée, et sa silhouette était éclairée par la lumière du hall. Son regard me semblait moins inquiet que d’habitude, comme s’il était rassuré de se tenir là devant cette faculté de Censier malgré le terrain vague et la pluie.2
3.
Quelque chose m’intriguait. Était-il vraiment étudiant ? Quand je lui avais demandé son âge, il m’avait répondu : trente ans. Puis il avait paru regretter de me l’avoir dit. Pouvait-on encore être étudiant à trente ans ? Je n’osais pas lui poser la question de crainte de le blesser. Et Dannie ? Pourquoi voulait-elle être étudiante elle aussi ? Était-il aussi facile que cela de s’inscrire du jour au lendemain dans cette faculté de Censier ? Quand je les observais, elle et lui, à l’Unic Hôtel, ils n’avaient vraiment pas l’air d’étudiants et, là-bas vers Mongue, le bâtiment de la faculté, à moitié construit au fond du terrain vague, me semblait brusquement appartenir à une autre ville, un autre pays, une autre vie. Était-ce à cause de Paul Chastagnier, de Duwelz, de Marciano, et de ceux que j’apercevais au bureau de la réception de l’Unic Hôtel ? Mais je n’étais jamais à l’aise dans le quartier de Montparnasse.3
4.
Il faisait déjà nuit. Je l’attendais en marchant le long du terrain vague qui précédait le bâtiment neuf de l’université. Ce soir-là, j’avais emporté mon carnet noir et, pour passer le temps, je notais les inscriptions qui figuraient encore sur quelques maisons et entrepôts qu’on allait détruire, en bordure du terrain vague. Je lis :
Sommet frères – Cuirs et peaux
Blumet (B.) et fils – Commissionnaire cuirs, peaux
Tanneries de Beaugency
Maison A. Martin – Cuirs verts
Salage de la Halle aux Cuirs de Paris
À mesure que je notais ces noms, j’éprouvais un malaise grandissant. Je crois que mon écriture en témoigne, saccadée, presque illisible à la fin. J’avais ajouté au crayon, d’une écriture plus ferme :
Hôpital des Cent Filles.
C’était une manie de vouloir connaître tout ce qui avait occupé, au fil de temps et par couches successives, tel endroit de Paris. Cette fois-ci, il me semblait respirer l’odeur écœurante des peaux et des cuirs verts. Le titre d’un documentaire que j’avais vu trop jeune et qi m’avait marqué pour la vie me revenait à la mémoire : Le Sang des bêtes. On tuait les animaux à Vaugirard, à la Villette, et on ramenait leurs peaux jusqu’ici pour faire le commerce. Des milliers et des milliers d’animaux anonymes. Et de tout cela il ne restait qu’un terrain vague, et, pour très peu de temps encore, les noms de quelques charognards et assassins sur des murs à moitié écroulés. Et je les avais notés ce soir-là dans mon carnet. À quoi bon ? J’aurais plutôt aimé savoir les noms des cent filles de l’hôpital qui s’étendait sur ce terrain bien avant la halle aux cuirs.4
5.
Je n’avais jamais été étudiant moi-même et je l’imaginais dans une salle de classe comme il en existait à l’école communale, ouvrant son pupitre pour prendre sa grammaire et son cahier de rédaction et trempant son porte-plume dans l’encrier.
Nous traversions le terrain vague en évitant les flaques d’eau. Son manteau beige et sa serviette noire renforçaient encore mon opinion : il ne pouvait pas être étudiant. On aurait dit qu’il allait à un rendez-vous d’affaires dans le hall d’un hôtel de Genève. J’avais cru que nous marcherions comme d’habitude jusqu’au café de la place Monge, mais nous prenions le chemin inverse, vers le Jardin des Plantes.5
6.
Je franchis le portail à sa suite pour déboucher sur une grande cour entourée de bâtiments à moitié détruits, comme ceux de l’ancienne halle aux cuirs. Et la même pénombre que sur le terrain vague où je l’attendais tout à l’heure… Là-bas, un lampadaire éclairait d’une lumière blanche des entrepôts encore intacts et qui portaient sur leurs murs des inscriptions du genre de celles que j’avais remarquées dans les ruines de la halle aux cuirs.
[…] Nous arrivions devant une construction moderne dont le hall était éclairé et qui portait sur son fronton l’inscription : Faculté des Sciences.
Nous avons traversé le hall de cette faculté et puis, de nouveau, un terrain vague jusqu’à la rue Jussieu.
« C’est là », m’a dit Aghamouri.
Et il me désignait, de l’autre côté de la rue, un café après le théâtre de Lutèce. Des gens étaient groupés sur le trottoir, attendant le début du spectacle.6
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1Patrick Modiano: L’Herbe des nuits, Paris: Gallimard 2012, S. 16.
2Patrick Modiano: L’Herbe des nuits, Paris: Gallimard 2012, S. 20.
3Patrick Modiano: L’Herbe des nuits, Paris: Gallimard 2012, S. 23–24.
4Patrick Modiano: L’Herbe des nuits, Paris: Gallimard 2012, S. 82–83.
5Patrick Modiano: L’Herbe des nuits, Paris: Gallimard 2012, S. 84.
6Patrick Modiano: L’Herbe des nuits, Paris: Gallimard 2012, S. 88–90.
Sabatier, Robert
1.
Il logeait au premier étage, au-dessus de la Blanchisserie Saint-Louis, dans une pièce de cet immeuble étroit. C’est là qu’il avait réuni pour améliorer son confort le produit d’innocents chapardages : son mobilier se composait de chaises de square, de guéridons de café, d’un banc de métro peint en brun avec la réclame des magasin Allez Frères du Châtelet, et surtout de sa plus parfaite réussite : le haut d’un réverbère à gaz sur la vitre bleue duquel le mot Police se détachait en lettres blanches. Quant au lit, il provenait d’un terrain vague et son squelette métallique, mal réparé, jetait de temps en temps une note sonore.1
2.
Olivier suivit des rues mal pavées, faiblement éclairées, et longea les tapis poussiéreux de vastes terrains vagues. Tous avaient des noms que seuls les enfants connaissaient : le Terrain de la Terre glaise, le Terrain des Tuyaux, le Terrain de la Dame seule, le Terrain des Souterrains, le Terrain des Macchabées. Ces lieux-dits représentaient les dernières terres vierges de Paris, mais ils portaient tous des pancartes : Terrain à bâtir, et disparaissaient peu à peu sous des immeubles. Dans ceux qui subsistaient, des clochards s’installaient leurs campements, des couples se pressaient aux creux des mouvements de terrain, des manouches y faisaient leurs affaires et on parlait de rendez-vous d’apaches. Parfois aussi, les gens des rues voisines venaient la nuit y déposer subrepticement de vieux fourneaux, des sommiers éventrés, des gravats, afin d’économiser le pourboire qu’ils auraient dû donner aux éboueurs chargés de les débarrasser.2
3.
Impénitent, Olivier s’était procuré une nouvelle boîte d’allumettes suédoises qu’il allumait une à une en les tournant pour mieux animer la flamme, en les tenant en l’air pour imiter une bougie. Mais il n’était pas pour autant promis à des hantises funestes, il faisait très attention et se rendait pour cela dans des endroits isolés comme l’un ou l’autre des terrains vagues de la Butte. Quant aux escaliers Becquerel, il les éviterait un certain temps, de peur de fâcheuses rencontres.3
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1Robert Sabatier: Les Allumettes suédoises, Paris: Albin Michel 1969, S. 49 (Chap. III).
2Robert Sabatier: Les Allumettes suédoises, Paris: Albin Michel 1969, S. 68 (Chap III).
3Robert Sabatier: Les Allumettes suédoises, Paris: Albin Michel 1969, S. 97–98 (Chap. V).
Sansot, Pierre
1.
Considérons l’entrée d’un Prisunic. Il n’est pas rare d’y remarquer un attroupement de jeunes gens. Souvent le Prisunic se dresse à un carrefour battu par les vents, par le roulement des automobiles. Sur cette digue qui constitue en même temps un abri, les gamins se sentent à l’aise. Ils respirent l’air du large (dont on ne trouve pas l’équivalent à la porte d’un magasin ordinaire), le mouvement des entrées et des sorties provoque du désordre et cette anarchie qui pourrait dégénérer facilement en tohu-bohu leur plaît. Par son aspect hétéroclite, le Prisunic leur rappelle le terrain vague où ils se retrouveront le soir. Il s’agit d’un terrain vague mouvant où les personnages ont remplacé les choses : débris, les visages ébréchés, les voix fêlées, les corps déformés, les peaux flétries. Ils peuvent à loisir épier tous ces adultes qui courbent l’échine lamentablement pour se nourrir. Ils ne peuvent s’empêcher de jouir à la vue de la bêtise humaine – celle de leurs parents et de leurs aînés. Ils ricanent. Ils serrent les poings, ils jurent de ne jamais leur ressembler.
Nous avons pris comme exemple l’entrée du Prisunic parce que, lors de cette première inspection elle nous offre un spectacle que nous ne pouvions deviner et auquel nous nous heurtons comme à un fait brut. Nous attendions une approche familière, presque bonasse et, par une constatation indéductible, nous rencontrons quelque chose qui s’apparente au terrain vague, tant il est vrai que les véritables analogies déroutent. Car il y a bien une analogie entre le terrain vague et l’entrée du Prisunic : ce sont des espaces balayés, instables, périlleux, et il importe peu qu’il s’agisse là d’herbes mauvaises, de pneus déchiquetés, de papiers sales et ailleurs de la foule qui passe, des paroles qui se perdent, de l’usure de la vie quotidienne. Nous ne devons donc pas nous laisser porter par une rêverie qui engendrerait son propre univers, selon des images attendues.1
2.
En ces périodes de transition, on reconnaît mal ce qui murit et ce qui pourrit, les mots usés et les mots vivifiants, ce qui se décompose et ce qui féconde. Et, sans doute, croit-on, d’une façon plus ou moins consciente, qu’un ordre nouveau naîtra de ce chaos.
L’attitude de l’insurrectionnel à l’égard des débris de la ville sera toujours ambiguë mais plutôt positive. Déjà l’homme traqué vit dans la complicité de ces échafaudages derrière lesquels il s’abrite, de ces terrains vague où il n’a pas honte de vivre. Il suffit d’une palissade pour que Charlot sente renaître en lui des envies de dérégler la société.2
3.
D’une journée à l’autre, d’une saison à l’autre, leurs exploits, leurs bavardages, leurs paresses y demeurent et véritablement le meublent. Le mouvement de la circulation, les jets d’eau de la voirie, le vent de la ville s’avèrent incapables de chasser ce qui croupit là : leur odeur, leurs rêves d’adolescent, leurs débuts de disputes. Point n’est besoin du terrain vague, il suffit que la rue ne soit pas trop mouvementée, qu’ils puissent disposer d’un rebord de fenêtre, de quelques marches, d’un enfoncement. Par leur immobilité, ils freinent le mouvement de la ville et, en créant ainsi une zone de repos, ils favorisent des courants, des contre-courants précieux.3
4.
Un seul impératif : éviter de se salir en accomplissant cette besogne nécessaire mais répugnante. Cette fois, le Clochard vient d’accomplir tout le parcours de l’existence urbaine. Nous avions vu plus haut qu’il symbolisait une ville très ancienne, celle des parvis, de l’anarchie et du vin facile, des rues populaires. Exécuté sans qu’il puisse appeler à l’aide comme en un terrain vague, il symbolise maintenant la solitude impuissante des villes modernes. Il n’est plus le membre d’une confrérie pittoresque mais un homme qu’on a dépouillé des attributs et de la dignité de la personne.4
5.
Nous nous apercevons que la genèse naturelle ou que la fabrication ne constitue pas les seuls modes de production : les terrains vagues, les soupentes, les hardes du vagabond, les feux, le long des berges, poussent, eux aussi, dru et expriment irréfutablement la filiation du bois, de la tringle, de la chair humaine – et de la ville.5
6.
À un niveau imaginaire et même réel, le Bien engendre le Mal, la richesse rend la pauvreté encore plus insupportable, et dans la ville la mieux ordonnée, les habitants supposent qu’il existe, dans leur cité, des lieux maudits où la violence et la misère ont été reléguées. Ainsi bidonvilles et terrains vagues se multiplient au moment où les cités s’agrandissent et rayonnent.6
7.
Comme l’opposition topologique du dehors et du dedans apparaît naïve ! Même lorsque les apparences se confrontent à la réalité, il nous faut encore donner les raisons de notre décision. Ainsi le terrain vague apparaît comme un des dehors de la ville. Est-ce parce qu’il se situe souvent aux limites de l’agglomération ? Dans une ville encore incertaine, il s’est trouvé de tels espaces à l’intérieur de la cité : derrière des palissades, dans un quartier moins favorisé, et, cependant, ils continuaient à appartenir au dehors parce que ce caractère leur venait de la forme du paysage. Il représente le contraire du cœur de la ville par sa violence, par son inculture. Un terrain vague, c’est-à-dire non délimité, indéfini. Seulement il ne s’agit pas de cet infini qui inspire la mélancolie, une rêverie compatissante ou de nobles aspirations. Nous sommes cruellement en présence d’un espace qui n’a pas pris forme, bien qu’il en soit à l’âge des limites. Une esquisse nous touche par sa grâce adolescente, par sa fraîcheur commençante. Un terrain vague, depuis qu’il existe, devrait avoir conquis son visage définitif.
[…]
Mais le malaise que nous ressentons face au terrain vague vient de plus loin encore. Toutes choses se profilent sur un fond, en l’occurrence cette terre si rarement aperçue mais qui, nous le sentons, existe sous les choses. Cette terre, nous la supposons intacte, meuble, d’avant la chute et nous nous consolons de toutes ces laideurs, en supposant qu’elles ne constituent qu’une mince pellicule, laquelle pourrait bien un jour craquer. Or, ce terrain vague détruit cette illusion vitale. Le fond est donc, lui aussi, sale, plus sale s’il se peut, plus dégénéré. La substance ne vaut pas mieux que les phénomènes. Voilà donc sur quoi nous existons sans nous en rendre compte. D’en dessous, il contamine, il pourrit des formes qui finalement valent mieux que lui.
Lieu malfaisant et troublant, le terrain vague peut apporter la joie aux enfants. Parce que les objets, à bout de souffle, ont perdu leur destination première, il leur devient possible de les accoler, comme bon leur semble, et de leur donner une nouvelle signification. Cette carcasse immobilisée, on peut s’y abriter de la pluie et ce vieux pneu pour qu’il roule, il suffit de le lancer convenablement. Les enfants font l’expérience d’une matière première dont ils ne trouvaient pas l’équivalent dans la ville et dans les squares : non pas le terreau, le limon originel à jamais perdu et dont ils ne se soucient pas mais des planches, des clous, des triangles de fer. On redonne vie à ce qui paraissait hors d’usage et on martyrise un objet qui résiste et dont on cherche avec beaucoup de patience les faiblesses. Des adolescents, des amoureux peuvent venir s’étreindre, le soir, dans ce paysage de catastrophe… Mais tous ces gestes de tendresse avec ces longues rêveries ne contredisent pas l’extériorité du terrain vague. Ils y viennent rêver comme des êtres que la ville si sérieuse des adultes a contraints à l’exil.
[…]
D’autre part l’impasse, comme le terrain vague, comme les quais d’un port, comme les berges d’un fleuve, baigne dans une ombre humide ; nul ne s’étonnera d’y trouver de la mousse, une végétation maigriote depuis longtemps ignorée de la ville. À certaines heures de la mauvaise saison, elle se réfugie dans un silence sauvage qui, à lui seul, dans une ville, équivaut à la Nature, au Rêve, aux buissons derrière lesquels on se blottit. Il y a des rôdeurs dans une impasse.7
8.
Point d’élément perturbant pour le mental, comme dans un terrain vague qui incite à briser, à tordre, à détruire.8
9.
Nous avons enfin le devoir de replacer le Bistrot dans son environnement le plus pathétique et le plus vrai : celui de l’Usine. – Le dernier bistrot avant la caserne ou avant l’usine, c’était comme le dernier poste, le dernier symbole de la liberté avant un destin que l’on subissait mais que l’on n’avait pas choisi. Dans les deux cas, d’une façon curieuse, il y avait encore quelques mètres de terrain vague, une sorte de no man’s land mal délimité avant la barrière fatale. Et quand ils sortaient de l’usine, les ouvriers éprouvaient dans cette zone indécise leur premier soulagement. On peut se demander pour quelles raisons ils y demeuraient si longtemps et en faisaient souvent leur bistrot attiré ?9
10.
D’autre part, il s’agit d’une matière avilie que l’on ne s’attend pas à rencontrer sur un trottoir mais plutôt sur un terrain vague en même temps que des meubles défoncés, des vaisselles ébréchées, des pneus usagé. En sa présence nous faisons l’expérience de quelque chose qui s’apparente à la facticité. Un pur être-là, sans raison et sans justification.10
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1Pierre Sansot: Poétique de la ville, Paris: Klincksieck 1973, S. 28-29 (Première partie : Repères et parti pris. Détermination des critères).
2Pierre Sansot: Poétique de la ville, Paris: Klincksieck 1973, S. 117 (Deuxième partie : Du côté des trajets. L’appropriation révolutionnaire de la ville).
3Pierre Sansot: Poétique de la ville, Paris: Klincksieck 1973, S. 140 (Deuxième partie : Du côté des trajets. Marcher, marcher dans la ville).
4Pierre Sansot: Poétique de la ville, Paris: Klincksieck 1973, S. 231 (Deuxième partie : Du côté des trajets. Le crime du Clochard : l’alliance du fantastique et du merveilleux).
5Pierre Sansot: Poétique de la ville, Paris: Klincksieck 1973, S. 233 (Deuxième partie : Du côté des trajets. Le crime du Clochard : l’alliance du fantastique et du merveilleux).
6Pierre Sansot: Poétique de la ville, Paris: Klincksieck 1973, S. 265 (Troisième partie : Du côté des Lieux. Quartiers louches et lieux sinistres).
7Pierre Sansot: Poétique de la ville, Paris: Klincksieck 1973, S. 312-314 (Troisième partie : Du côté des Lieux. La partition de l’espace urbain).
8Pierre Sansot: Poétique de la ville, Paris: Klincksieck 1973, S. 342 (Troisième partie : Du côté des Lieux. L’Eden retrouvé et à nouveau perdu).
9Pierre Sansot: Poétique de la ville, Paris: Klincksieck 1973, S. 382 (Troisième partie : Du côté des Lieux. Lorsque les Lieux résistent à l’inhumain).
10Pierre Sansot: Poétique de la ville, Paris: Klincksieck 1973, S. 406 (Quatrième partie : Vers une poétique de l’urbain. L’urbain et l’objet industriel).
Vautrin, Jean
1.
Il a les plus beaux yeux du monde. Je ne réponds même pas. Je démarre sur les chapeaux de roues et je précède. Vingt secondes après, il est à ma hauteur. Oh Yeah ! je dresse mon pouce vers le ciel. Nous roulons de front. Derrière mon pléxi, je devine son sourire.
Soudain, il oblique vers un terrain vague. Je connais : il y a là une cabane en planches — tout au creux d’une sablière. Cinq minutes encore et le grondement de nos cylindres s’arrête. Les motos sont sur leurs béquilles. Guidon contre guidon.1
2.
Hippo s’était mis en route pour la forêt dès le matin. Il avait coupé par les terrains vagues, passant devant les restes du pavillon d’Alcide. Il s’était arrêté un moment devant l’enclos, se recueillant devant un grand platane qui semblait être le tout dernier arbre vivant de la région. Il s’était dit que c’était au sommet de celui-là qu’il aurait aimé grimper avec Julie-Berthe.2
3.
Billy savait qu’il était perdu.
Il savait que maintenant, il conduisait vers la mort. Il évita de justesse un nouveau barrage. Toutes les routes d’accès à la Cité semblaient bloquées par les flics. Il avait un moment pensé qu’il aurait pu monnayer la petite fille contre sa liberté. Maintenant, il ne lui restait rien. Rien pour défendre sa vie. À part sa carabine. La Buffalo-Stand sommeillait au fond de son étui.
Il obliqua dans un terrain vague. Il s’arrêta. Des dizaines de phrases en un long convoi convergeaient vers lui. Les C. R. S. C’était assez beau à regarder. Lui dans le noir. Les achélèmes impassibles, illuminés par la Fête, et les assiégeants qui tournaient autour de la plate-forme où il se trouvait. Il descendit de sa machine et entreprit de monter sa carabine. Pendant ce temps, les camions stoppèrent — puis, manœuvrant avec ensemble — ils tournèrent tous le nez vers le no man’s land où se trouvait Billy et allumèrent leurs phares.
Il se coucha à terre.3
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1Jean Vautrin: Billy-Ze-Kick, Paris: Gallimard 1974, S. 93 (Chapitre 18).
2Jean Vautrin: Billy-Ze-Kick, Paris: Gallimard 1974, S. 136 (Chapitre 29).
3Jean Vautrin: Billy-Ze-Kick, Paris: Gallimard 1974, S. 190–191 (Chapitre 35).
Caillois, Roger
Je ne suis pas assuré que la terre s’accommode aisément de la présence humaine. Il est vrai d’autre part qu’elle ne sera pas éternellement obligée de la supporter. Récemment venu sur la planète, l’homme y fait figure d’usurpateur turbulent qui n’a pas su respecter l’équilibre commun. Avec une rapidité qui tient du miracle, il a presque tout entière assujetti à ses ambitions une nature dont hier encore il était absent. Il est issu d’une cascade d’accidents favorables qui l’ont doté de pouvoirs exceptionnels. Un autre aiguillage le restituera sans doute à la condition ordinaire des espèces, qui est de trébucher un beau jour. Les mêmes remue-ménage génétiques, qui ont établi sa souveraineté, peuvent aussi bien, par un succès inverse, provoquer sa disparition. Des hasards heureux se produisent, se capitalisent ; un autre, qui est néfaste, risque à tout moment d’introduire une série délétère.
L’optimisme est lui-même si invétéré dans le code génétique de l’espèce, que l’idée que je viens d’exprimer demeure indécente, peut-être sacrilège, même aux têtes les plus froides. Mais, chez moi, l’habitude des espaces dévastés est une seconde nature. J’ai grandi parmi les ruines, au milieu de pans de murs auxquels j’aimais donner le coup de grâce au moyen de leviers de fortune. Je m’aventurais sur des poutrelles nues, non pour accomplir des prouesses d’équilibre, mais pour franchir allègrement sur des ponts de lianes des Niagaras imaginaires. Comme tous les enfants de mon âge, j’organisais mes jeux dans les décombres dangereux d’une ville rasée par les bombardements. Le décor ravagé n’était nullement scandaleux pour moi, qui n’en connaissais pas d’autre. J’y voyais plutôt un merveilleux terrain vague, avec des précipices, des forteresses, des pylônes, des savanes, des toundras. Je me croyais Tarquin quand, d’une baguette de saule, je décapitais les balsamines sauvages.
De telles impressions sont tenaces. J’ai vu trop longtemps la végétation folle réoccuper les édifices de l’intrus. Qui plus est, j’étais de leur bord, je prenais parti pour elles, puisqu’elles me prodiguaient la liberté et la joie. Le bonheur de mes sept ans est ancré dans les maisons détruites et le caves éventrées. Je pense qu’elles me paraissaient plus stables et, pourquoi pas, plus durables que les édifices debout. Plus qu’eux, elles s’imposent à moi comme l’apparence permanente et naturelle du monde.1
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1Roger Caillois: « Le gel et l’ardeur » (1974), in: R. C.: Randonnées, Frontfroide-le-Haut: Fata morgana 1986, S. 45–62, hier S. 45–48.
Réda, Jacques
Appuyé dans cette attitude pensive à mon guidon, je me propose de créer l’Union pour la Préservation des Terrains Vagues. L’U.P.T.V. Ce poème (si c’en est un) lui servirait de manifeste ou plutôt de préambule, puisque moi je n‘entreprendrai rien, ne pouvant être à la fois dans les rues et dans les bureaux de cette ligue. Qu’elle demeure donc une sorte de confrérie elle-même assez vague, sans statuts, sans cotisations, afin que ni les journaux ni les politiciens ne la dévoient, en dépit de leur utilité pour refréner les promoteurs. Et au besoin les faire mettre en cabane, chaque fois qu’un de leurs chantiers attaque un ancien terrain vague ou en ouvre un nouveau. […] Je n’exigerai certes pas que l’on préserve tous les terrains vagues, parce qu’il faut prendre en charge des foules d’errants et d’expulsés, mais je constate que dans certains cas (peu nombreux à vrai dire) on y aménage des succédanés de squares ou de jardins. Or voilà contre quoi je m’élève, contre quoi proteste le fond insoumis de l’âme, de l’homme et sans nul doute du chat. Une moitié au moins de ces espaces devrait être laissée à l’abandon. […] D’ailleurs on aura soin de ne pas abattre les palissades, en tôles et madriers capables de résister cent ans. Car quelque agrément qu’on éprouve quand on y rôde, le terrain vague se déploie d‘abord, entre ces interstices, comme un plan de méditation. La leçon tient dans sa seule présence de sauvagerie maussade, et mieux vaut s‘abstenir d‘en tirer une doctrine ou de l‘art, tels ces francs-tireurs culturels de la rue Vilin (en dessous de la rue des Envierges), avec leurs fausses peintures naïves et le rose de leurs slogans. Comme eux j‘essaierai d‘émouvoir l‘attention générale sur la nécessité de défendre le rêve garant de l‘indépendance, mais en quoi consiste aussi le rêve, comment l‘escamoter ? Terrain vague de l’âme et Dieu sait ce qui peut s’y produire, s’y glisser en fait d’ingénus poètes et criminels. Ainsi travestir le terrain vague en cour de pouponnière, c’est risquer d’offusquer dans l’être la liberté du dieu, négligeant qu’il enseigne, autant qu’une obscure espérance, la solitude et l’effroi de la mort. Point.1
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1Jacques Réda: « Appuyé dans cette attitude pensive », in: J. R.: Les Ruines de Paris / Die Ruinen von Paris, hrsg. v. Wolfram Nitsch, übersetzt v. « Transports », Passau: Stutz 2007, S. 56.
À dix ans j’étais déjà vieux. Beaucoup plus tard, ensuite, j’ai rajeuni. Mais il m’en est resté le désenchantement qu’apportent les expériences précoces. Il arrive encore que je m’emballe, bien sûr. Mais c’est presque toujours comme dans ces rêves, où l’on sait que tout a lieu trop tard. On me dit quelquefois : « Tiens, vous n’êtes donc jamais allé en Amérique ? » Je m’en excuse sur le manque de temps, d’argent, d’occasions. Comment, sans que l’on croie à une plaisanterie, ajouter que je connais ? Évidemment je parle de la vraie Amérique, celle où en fait on ne peut aller, c’est-à-dire de cette palissade brune et de ce terrain vague violâtre, avec un fond de maisons en escalier. Le reste n’est qu’anecdote. J’ignore de quelle façon la vraie Amérique se dérobe à ceux qui, paraît-il, en sont revenus. Il serait difficile de les convaincre que leur Amérique immense et réelle n’a pas de rapport avec la vérité. Eux-mêmes pourtant, et j’en ai eu souvent la preuve, ont un jour ou l’autre aperçu l’Amérique véritable, mais sans le savoir ou plutôt sans vouloir en convenir. Il est tellement plus flatteur de prétendre qu’on part pour l’Amérique, qu’on y séjourne, qu’on y est allé. Je ne m’en prends d’ailleurs à personne et suis ce qu’on appelle bon public. Ces récits de voyages (ces romans, ces films), j’éprouve un plaisir très sincère à les entendre, surtout s’ils évoquent des dangers. Mais mon plaisir évolue au-dessus d’un océan de tristesse, comme lorsqu’on écoute des enfants vous dire : quand je serai grand… Or il n’y a pas eu pour moi d’enfance, parce que j’ai découvert la vraie Amérique trop tôt ; trop tôt je suis tombé en arrêt devant ce terrain vague. Et ce n’était qu’une image, oui, mais justement. Seule une image pouvait contenir l’Amérique véritable, j’entends aussi bien pour un petit rêveur provincial de six ans, que pour n’importe quel adulte américain capable de la comprendre, à commencer par celui qui la dessinait ainsi pour ces pages de Mickey.1
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1Jacques Réda: « Une enfance illustrée », in: J. R.: L’herbe des talus, Paris: Gallimard 1984 (Collection folio, 2793), S. 15–16 (Oisive jeunesse).
Mais sans dépasser Ouest-Ceinture, et en remontant à pied par la rue Vercingétorix, on découvre un aspect complètement différent de Montparnasse. C’est en fait la vision d’un autre monde qui vous cloue au croisement de la rue d’Alésia. Un étroit jardin à tas de sable, à pistes pour les boulistes, sort des gravats en contrebas des rails, avec leur appareillage aérien de câbles et de caténaires à l’encre sur le ciel cru. Cette bonne volonté municipale s’est longtemps heurtée à une résistance passive de terrains vagues, coupés d’une longue allée pavée à portail gardant deux files de cabanons d’artistes plus ou moins brocanteurs. C’était comme un vieux chaland fleuri croulant dans un port qui se dessèche. Au-delà, contre un des derniers murs, quelques gitans disposaient leur mobilier près de leur tente trop étroite : un grand placard, une table de bridge, un fauteuil à bascule, un très beau réfrigérateur. Des clôtures en planches de sapin toutes neuves s’implantent, se déplacent ; on sait bien que tout cela ne durera pas.1
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1Jacques Réda: « La gare Montparnasse », in: J. R.: Châteaux des courants d’air, Paris: Gallimard 1986, S. 126.
C’est que tout espace un peu vide déclenche, à notre époque, un réflexe de comblement. Et, derrière l’intention de profit qui n’en épuise pas toutes les causes, on voit se profiler le spectre immémorial de la grande peur. Car plus encore que son aïeul enfoui dans les cavernes, l’homme de l’informatique redoute l’inutilisé. Les Anciens lui avaient accordé son statut et son code, le peuplant de dieux, et peut-être encombrant d’une autre manière un monde de moindre densité humaine, mais où chaque étape s’assortissait de salamalecs, péages, bakchichs aux tyrans locaux des sources et des bois. On subodore d’ailleurs encore leur existence, quand on a la manie de visiter — comme d’autres les églises — les terrains vagues et les chantiers. C’est là qu’en dernier recours se sont réfugiées ces puissances, dans un abrutissement adoucissant leur amertume et leur méchanceté, exaspérée par des siècles de persécutions et puis d’indifférence. Il convient donc d’être prudent quand on pénètre dans une des gares désaffectées de la Ceinture, et si l’on veut s’y attarder […]. On y croise quelquefois de ces mystiques à l’hilarité fixe, qui n’ont plus qu’un tunnel rempli de décombres au fond des yeux. Mais, quelque sort qu’ils nous réservent, tout devrait inciter à maintenir, en offrande propitiatoire aux dieux rancuniers de l’inutile, la Ceinture qui entoure Paris d’un retranchement de silence et de liberté.1
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1Jacques Réda: « La Petite Ceinture », in: J. R.: Châteaux des courants d’air, Paris: Gallimard 1986, S. 143–144.
Or il me semble rejoindre au Luxembourg une vraie patrie spirituelle, où rien que d’édifiant, de fortifiant et de limpide ne peut survenir. Et dès lors il va de soi que lui manque un certain pittoresque. On en trouvera aux Buttes-Chaumont, à vrai dire sous cette forme assez laborieuse et presque parodique où l’intention se fait trop sentir et, en fin de compte, donne un résultat déprimant. Un jardin n’a aucun besoin d’imiter des gorges et des collines. On voit tout de suite qu’il n’est pas cela, et que cet effort sans issue et sans modestie lui a fait perdre jusqu’à la faculté de rester tranquillement un jardin. Sûrement ne doit-on pas négliger l’apport de l’artifice, susceptible de bonheurs intermittents, quand l’illusion du naturel l’emporte sur la réalité sensible. On ne circule plus alors dans un jardin raté, ni dans cette espèce de mirage où, un instant (une pullulante aire de banlieue, un terrain vague sournois), mais de l’autre côté fictif des choses si attirant au fond des gravures maladroites, dans l’épaisseur opalescente des lampes où l’on pénétrait à huit ans. 1
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1Jacques Réda: « Un jardin », in: J. R.: Châteaux des courants d’air, Paris: Gallimard 1986, S. 76.
Chaix, Marie
1.
Nous l’appelions terrain vague. Triangle vert et touffu, il semblait n’appartenir à personne. Je l’avais institué mon domaine, et le partageais avec mon cousin Serge et quelques garnements du voisinage. Il n’avait rien de ces coins de misère où des voyous, entre un taudis et un bloc de béton, se réunissent et tirent le couteau. Notre banlieue, ce n’était pas la zone. Encore très campagnarde à cette époque, elle se dispersait de villas coquettes en carrés d’herbe folle jusqu’au pied du mont Valérien. Il y avait des impasses plantées de tilleuls, des chemins de terre où se poursuivre à vélo, et même des rues sans asphalte.
Le terrain vague, très bucolique si on le compare aux mornes étendues de banlieues où tristement se perpètrent les attentats à la pudeur, était un lieu clos où personne, à part les chats et les enfants, ne s’aventurait.
D’un côté, le bordait un mur de pierres croulantes, envahies de ronces, qui le séparait d’un champ ou d’un jardin potager, et en tout cas d’une surface quelconque qui n’excita jamais notre curiosité. Une impasse bordée de villas longeait le terrain vague sur tout un autre côté. Clôture symbolique l’isolant du monde civilisé, un fil de fer barbelé courait le long de quelques piquets plus ou moins droits et ondulait parmi les orties et le lierre. Avec son odeur âcre et insistante, ses fleurs de poussière jaune bourdonnant d’abeille en été, le lierre gris, épais comme du métal, était un des seigneurs du terrain vague. Il en coulait de partout. Une vraie cascade descendait le tronc du marronnier à l’angle du terrain vague et inondait la maigre clôture, avalant les piquets, s’étirant même par endroits de tout son long de chemin. Très facile à enjamber, le barbelé pourtant nous rebutait et jamais nous n’empruntions cette voie d’accès.
Le troisième côté du triangle était une épaisse palissade de bois, formée de piquets taillés en pointe, de la hauteur d’un adulte, et tenus serrés ensemble par de traîtres petits fils de fer rouillés et tire-bouchonnants qui s’accrochaient aux manches des chandails, aux poches des tabliers ou faisaient des trous dans les chaussettes. Rempart entre deux mondes, la palissade fermait le jardin domestiqué que nous délaissions et constituait notre accès favori au terrain vague. Nous grimpions sur un tas de bois, sur des caisses empilées ou nous faisions la courte échelle pour escalader la vieille palissade.
Cette coutume exaspérait les adultes de la maison. Il y en avait toujours un pour se pencher à un fenêtre et crier :
— Le fond de culotte, les trous dans les chaussettes et ma palissade, un jour ces gosses vont se casser une jambe…
Ils ne comprenaient rien aux beautés du terrain vague et détestaient nous voir disparaître dans sa brousse. Ils ne l’aimaient pas, ce fouillis sauvage où les sureaux le disputaient au chèvrefeuille, où l’herbe aux gueux, de taillis en broussailles, recouvrait tout, moutonnants de ses fleurs-flocons et tissant de branche en branche des tunnels de lianes. Ils désapprouvaient l’humidité de notre domaine, son ombre et la boue qui crottait les galoches.
La maison aussi semblait le mépriser qui lui montrait son dos et tournait vers lui des regards de salles de bains, de cuisines, de soupirail de cave. La seule fenêtre qui s’ouvrait franchement sur lui, de ses deux battants, pour laisser passer les chats et circuler l’air dans l’escalier, était striée de barreaux. Du fond de notre repaire de feuillage, nous regardions les adultes en prison.
Entre le dos de la maison grise et la palissade, s’infiltrait une étroite bande de terre que l’on aurait pu appeler « cour » si elle n’avait été un prolongement du jardin. Sa situation à l’ombre, sa façon un peu honteuse d’être coincée là, sombre excroissance du jardin ensoleillé, avait condamné ce lieu à l’abandon. Devenu une sorte de dépotoir des adultes, il servait à entreposer ce qui ne tenait nulle part ailleurs : tas de vieux sable, amoncellement de planches qui pourrissaient dans l’espoir de servir un jour et finiraient dans un feu purificateur un soir d’automne, piles de pots de fleurs vides à moitié cassés, brouette sans roue, pneus usés, niche pour chien mort depuis les lustres, bref tous les rejets d’une maison de banlieue qui s’enracinent dans le paysage et manquent à l’œil le jour où l’on décide de faire place nette.
Ce bric-à-brac sur fond de mâchefer, nous l’avions baptisé « la frontière », sans doute à cause de aspect désolé, no man’s land entre deux civilisations, celle des géants voyeurs et celle des nains rampant sous les branches.
Au centre de la jungle, se dressait, imposant, défiant l’ennemi, un baobab. Cet arbre vénérable, un mûrier pour être honnête, plus que toute autre verdure malsaine, semait la zizanie parmi les habitants de la maison grise. Quand nous nous faufilions entre les buissons ou nous battions contre les orties à grands coups d’épée de bois, il était encore possible de suivre notre trace du haut d’une fenêtre. Mais une fois réfugiés au plus profond du mûrier, bien malin celui qui nous y aurait décelés ou nous en aurait fait descendre.
Le tronc était fort gros, les bras n’en faisaient pas le tour, et si penché que l’on pouvait presque se tenir à quatre pattes avant d’attraper les branches horizontales, longues et confortables. Elles donnaient à l’arbre une ampleur majestueuse et offraient un asile rêvé au solitaire qui voulait lire en cachette ou déguster tranquille ses tartines beurrées.
Non content de mettre hors d’elles les pauvres mères à la recherche de leur progéniture, le mûrier les rendait folles à la fin du printemps quand, éclatant généreusement de ses fruits violacés, il les tendait aux moineaux qui les happaient, goulus, puis allaient s’oublier le long des cordes à ligne. Les jours de lessive étaient un crève-cœur pour les ménagères : les draps et les nappes, blanc de préférence, inspiraient les oiseaux qui y dessinaient de grandes arabesques couleur de mûre.
Pourtant, une année poussant l’autre, le mûrier resta debout, nous abritant de ses feuilles, nous barbouillant de ses fruits, de plus en plus touffu, de plus en plus patiné pas nos escalades. Quand je pense aujourd’hui aux innombrables journées passées entre ses branches et dans son ombre, elles s’amalgament ou se confondent pour former une immense saison sauvage, africaine, foisonnante et verte d’où l’on m’aurait extirpée un jour, pour me précipiter de l’autre côté de la palissade, de la frontière, contre un mur gris l’enclos des adultes.1
2.
Me regarde-t-il derrière la fumée de son cigare ? Je renifle et fixe la pointe de mes sandales. Je ne sais plus ce qu’il m’a dit après s’être raclé la gorge, honnêtement, je ne sais plus. Il devait être ému, ne devait pas savoir par quel bout attraper cette espèce de squaw mal débarbouillée, cette progéniture de terrain vague qui se balançait la tête en bas en montrant son estomac et son fond de culotte à des garçons qui s’en fichaient éperdument. Peut-être m’aimait-il sans en avoir l’air, en débitant ses phrases de père qui veut jouer son rôle de père, au lieu de rire de ma tête hirsute et de me cuisses nues, de mon nombril et de ma culotte bouffante. Je me dis cela aujourd’hui parce que j’ai grandi. Mais ce jour-là, à Suresnes, derrière son cigare et sa mine sévère, il n’a pas ri du tout, de cela je suis sûre. Et ce que j’ai entendu ce jour-là, il ne l’a peut-être pas dit mais je l’ai entendu. J’en suis aussi sûre que des oiseaux dans le ciel.
— Ma petite fille, tu es une grande fille à présent, ce n’est plus ton âge de batifoler parmi les ronces et l’herbe aux gueux. Encore moins de te balancer dans les mûriers la tête en bas, en montrant ta culotte aux garçons. Ne recommence pas.
De père mythique derrière tes barreaux, tu es devenu, ce jour-là, un père ordinaire, dans la salle à manger banale d’une maison de banlieue.
Avant, c’était avant, c’était l’enfance et tu n’étais pas là. Maintenant, il faut compter avec toi, avec ton regard. Tu reprends tes droits. Un homme à la maison : l’ambiguïté s’installe.2
3.
Je n’ai pas recommencé. Je suis obéissante. Ils seront contents de moi. Je les déteste, tous en bloc, dans leur maison grise. Pendant un temps. Et puis, je les oublie.
Je n'ai plus le droit de jouer avec les garçons du terrain vague. Finis les messages d'amour gravés à la pointe du canif sur les feuilles d'iris. Je regarde le mûrier de l'autre côté de la palissade, je tourne en rond dans le jardin et me cherche un autre arbre : le vieux sureau fera bien l'affaire. Mais le cœur n'y est plus. Je ne me sens plus la même. Quelque chose me gène. Ce doit être mon corps.
Ils m'avaient laissée à peu près tranquille jusque-là. Ma mère ni aucun membre de la famille, comme cela arrive pourtant souvent avec ces gens-là, n'avaient jamais troublé ma gaieté ni mes plaisirs secrets avec des « mets ta culotte › ou des « ôte tes mains de là ›. Jusque-là, oui, j'avais eu la paix, personne ne s'occupait de mes jeux avec les garçons, dans le terrain vague.
Maintenant, ce n'est plus pareil. Depuis le regard radar venu de la fenêtre des chats. Depuis le jour du cochon pendu. Depuis que les deux cailloux ont grandi sur ma poitrine, je les intéresse. Tête penchée, avec des sourires émus qui se veulent malicieux, ils font des plaisanteries idiotes sur les bourgeons et le printemps.
Je ne peux plus regarder sans un haut-le-cœur les géraniums sur la fenêtre, dont j’allais autrefois arracher les pétales pour les coller sur mes lèvres. Les fleurs de géranium sont les trois gouttes de sang sur le carreau blanc de la salle de bains. L’odeur de géranium est la bouffée d’angoisse, je suis ouverte, rouge comme les géraniums. Et cette impression subite, plus enivrante encore que l’angoisse du chemin ouvert, cette honte de comprendre ce qu’ils ne m’avaient jamais expliqué, d’entendre comme une voix amplifiée sous mon front tous les chuchotis autour de ce duvet brun courant sur mon pubis, toutes les cachotteries de bonnes femmes, ombres chinoises derrière le verre cathédrale de la porte, les secrets de salle de bains, dont le mystère de l’eau rouge stagnant dans une cuvette cachée sous la baignoire.
Mon corps me gêne. Avant, il se taisait, il me suivait et je n’y pensais pas, nous étions bien ensemble. Maintenant, il s’est mis en route et je l’entends. Je n’arrive pas à l’oublier.3
4.
Longtemps j’attendis le miracle vraiment miraculeux : que le doux Jésus derrière l’autel se décide enfin à descendre de sa croix inconfortable et marche vers moi, souriant, des rayons dorés à la place du cœur, ou qu’une vraie larme coule sur le visage si triste de la Vierge Marie. Ou bien, fermant les yeux très fort au moment de l’élévation puis les rouvrant en direction de la voûte céleste, j’espérais vaguement qu’un jour, peut-être, les paillettes qui me brouillaient la vue se transformeraient en pluie d’étoiles… Rien de ce genre, Dieu merci, n’arriva ! Mais je continuais à courir les messes er, tout en devenant moins exigeante quant aux miracles et en me consolant dans les terrains vagues de n’avoir aucune disposition pour la sainteté, je persistais, avec bonne volonté, à chanter les cantiques et à bâiller pendant les sermons.4
5.
J’ai quatorze ans. L’âge ingrat, dit-on. Depuis un an, nous avons quitté la maison grise de Suresnes et son merveilleux jardin qui, de l’épaisseur de ses arbres, sans parler des secrètes profondeurs de son terrain adjacent, isolait du reste du monde une enfance prolongée au-delà des limites normalement admises, une enfance montée en graine, comme les salades qui continuent de friser à un mètre du sol ou les branches folles d’un arbre que l’on a oublié de tailler.
Nous avons quitté le petit appartement du rez-de-chaussée, ses fenêtres ouvertes sur les iris et les géraniums, qu’avec les chats nous empruntions plus souvent que la porte.
Ce déménagement d’une banlieue mi-sauvage, pleine d’oiseaux, en un seizième arrondissement raide et chic a été le passage redouté du jardinier tondeur de feuilles. Finies les branches folles, l’arbuste a grandi, il est en âge d’être taillé, greffé, assagi.5
6.
Dernier refuge, ultime tonnelle, le jardin de l’Ile au cœur était l’enfance de Noémi. En me l’ouvrant, en en retraçant les contours, les allées, elle me fit l’inestimable cadeau de saisons volées sur cet âge adulte qui avançait à grandes enjambées, nous le sentions venir, nausée en forme de nuage gris à l’orée du jardin. Invitée émerveillée en ces lieux protecteurs, alors que l’enfance m’avait chassée des terrains vagues, j’y enfouis sans m’en douter mes hantises de grandir trop vite. Dans le jardin de l’Ile au cœur, notre enfance, attardée jusqu’aux limites de la décence, joua à ne pas encore mourir ou, si l’on veut, à ne pas encore basculer dans les souvenirs.
Les jeux de l’amour, bientôt, prendraient la place de toutes les marelles, les Mère veux-tu, les cache-cache et les chats perchés, alors, il faudrait bien se rendre à l’évidence. Je ne savais pas que l’Ile au cœur serait ma carte du tendre et me mènerait, au bout de l’allée aux cygnes, dans un autre monde. Noémi ne le savait pas non plus. Notre mutuelle découverte fut sans doute la plus fantastique surprise de notre vie.6
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1Marie Chaix: L'âge du tendre, Paris: Seuil 1979, S. 30-33 (2. La maison grise. Deuxième paysage).
2Marie Chaix: L'âge du tendre, Paris: Seuil 1979, S. 39-40 (2. La maison grise. Deuxième paysage).
3Marie Chaix: L'âge du tendre, Paris: Seuil 1979, S. 40-41 (2. La maison grise. Deuxième paysage).
4Marie Chaix: L'âge du tendre, Paris: Seuil 1979, S. 46-47 (3. Le doux Jésus. Paysage mystique).
5Marie Chaix: L'âge du tendre, Paris: Seuil 1979, S. 81 (5. La chambre de jeune fille. Paysage ingrat).
6Marie Chaix: L'âge du tendre, Paris: Seuil 1979, S. 145-146 (11. L’Île au cœur. Paysage vu d’une fenêtre).
Matzneff, Gabriel
1.
— J’ai toujours eu un faible pour le genre loulou de banlieue, mais je n’ai pas la vocation du martyre : je n’ai pas envie de mourir dans un terrain vague, la tête fracassée. D’où mes mensonges, mes noms truqués, ma voiture truquée, mes adresses truquées, ma vie truquée.1
2.
Nil se retrouva sur l’esplanade du Trocadéro. La nuit n’était pas encore tombée. Il respira un grand coup, et fit quelques pas sur ces dalles où il avait si souvent joué, enfant, à la sortie de Saint-Louis-de-Gonzague, puis à celle de l’école privée de la rue de La Tour, aujourd’hui disparue, dirigée par une baronne balte, vieille amie de la comtesse Grancéola, où il avait vécu les années les plus heureuses de son adolescence. Les promenades au bois de Boulogne, les jeux d’Indiens dans le terrain vague de l’avenue Paul-Doumer, où se dressaient à présent, face au tombeau de Marie Bashkirtzeff, deux immeubles d’une laideur massive, les filles d’un cours voisin dont il tirait les nattes et chipait le béret gris perle, le marchand de marrons à la bouche du métro, les « C’est toi qui me raccompagnes — Non c’est toi » interminables, les premières amitiés, les premières amours, les premiers baisers dans l’encoignure des portes cochères, tous ces souvenirs l’oppressaient mélancoliquement.2
3.
Nil prend une douche dans l’appartement qu’il a réservé, par télex, juste au-dessous du top-floor, où se trouve la piscine. Cet appartement lui semble plus confortable que ceux qu’il occupait lors de ses précédents séjours : un living-room, où se resserrent le salon et la cuisine-salle à manger, une salle de bains refaite à neuf, une chambre dont les murs sont propres, le double lit excellent, le tapis moelleux. Il y a un téléviseur, un réfrigérateur, l’air conditionné. Nil appuie sur le bouton « hight cool », et une fraîcheur vrombissante s’échappe de l’appareil, telle des chevaux d’un starting-gate. Par la fenêtre, il voit les maisons basses aux toits de tôle rouillée, un terrain vague où des enfants, torse nu, jouent au ballon, les palmiers du boulevard Roxas, la mer. Au loin, entre les masses stagnantes des paquebots amarrés dans la baie, se faufile, minuscule, un bateau de pêcheur, dont la voile blanche et rouge scintille au soleil.3
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1Gabriel Matzneff: Ivre du vin perdu, Paris: La Table Ronde 1981, S. 34 (Chap. 2).
2Gabriel Matzneff: Ivre du vin perdu, Paris: La Table Ronde 1981, S. 206 (Chap. 13).
3Gabriel Matzneff: Ivre du vin perdu, Paris: La Table Ronde 1981, S. 318 (Chap. 21).
Simon, Claude
1.
Au siège de Stralsund il a sous ses ordres plus de quatre mille artilleurs tant français qu’italiens, espagnols, hambourgeois, wurtembourgeois, badois, hessois ou hollandais. Il loge avec son état-major au château de Mittelhagen. Il couche dans des palais. Il couche dans des étables. Il couche dans les bois. Il couche sous la tente. Il couche dans une église incendiée. Il couche dans un terrain vague, dissimulé par les hautes herbes, dans un chantier abandonné, recroquevillé dans l’escalier d’un abri anti-aérien au fond rempli d’eau croupie. Pendant la journée il échappe à ses poursuivants en fréquentant les restaurants de luxe et les bains publics. Il couche à même le sol enveloppé dans son manteau. Quand il ouvre les yeux au réveil ils sont obstrués par une matière grenue, scintillante, d’un blanc grisâtre et opaque. Son visage et son manteau de cavalerie sont couverts de neige.1
2.
Heureusement, raconta-t-il, c’était juin, et quoique fraîches parfois, surtout dans les moments qui précédaient l’aube, les nuits n’étaient pas froides, mais en même temps, du fait aussi que c’était juin, le jour se levait tôt, de sorte qu’au matin il ou plutôt ils (lui et les deux autres comme lui) étaient obligés de rester longtemps encore cachés dans l’abri (l’église incendiée, le chantier abandonné, le fossé dans les herbes hautes d’un terrain vague) où ils avaient sinon dormi, du moins sommeillé pendant quelques heures, si toutefois le mot n’était pas encore une appellation optimiste pour quelque chose qui était le contraire de l’abandon et du repos […].2
3.
[...] mais enfin des endroits où on peut dormir en sachant qu’on ne sera tiré du lit que par la sonnerie du réveille-matin et non par des coups de crosses de fusils ou de pistolets frappant sauvagement la porte, et la nuit pâlissant peu à peu, le jour se levant, et dans les banlieues aux étroites courettes où sèche le linge aucun corps criblé de balles couché dans le ruisseau ou les terrains vagues […].3
4.
L’automne touchait alors à sa fin, empreint de cette mélancolie qu’apporte cette saison dans les pays où elle succède à l’excessive chaleur, l’excessive et bruyante exubérance de l’été : sa lumière délicate, à la fois épurée et exténuée, ses jours de plus en plus bref, ses insidieux et ouateux crépuscules se refermant chaque soir un peu plus tôt, la nuit ensevelissant sous ses ténèbres indécises, chargées de menaces, la ville d’un noir huileux et jaune dans l’avare lumière des réverbères de fonte tarabiscotée, semée ça et là de taches rouges, les emphatiques banderoles maintenant flétries accrochées aux balcons, ondulant faiblement, faiblement phosphorescentes dans l’obscurité au-dessus des avenues aux arbres roux qui achevaient de se dépouiller, parcourues certains jours (ou plutôt remplies à ras bord) sous le ciel gris par les longs cortèges funèbres de quelque héros abattu d’une balle dans le dos au cours d’un combat ou trouvé mort au petit matin dans un terrain vague, suivis par des foules silencieuses aux visages frustes, fermés et soupçonneux sous les bandes de calicots déployées et mouvantes, répétant le même méfiant et obsédant questionnement […].4
5.
[…] il émergea pour découvrir soudain qu’au-delà des murs ripolinés, du paisible jardin aux tilleuls géométriques et au bassin de poissons rouges, dans les bosquets de magnolias ou derrière les miséricordieuses statues de plâtre peint, l’attendait, le guettait, comme les robustes infirmiers chargés de veiller à l’ordre dans les tranquilles maisons de repos, une meute de tueurs policés qui, dès qu’il eut franchi les grilles, se ruèrent à sa poursuite, le traquant, le cernant, tandis qu’il ne courait plus maintenant que pour fuir, affolé, dans les rue de cette ville où, l’automne précédent, il avait cru entrevoir l’image d’un monde nouveau, couchant la nuit dans les terrains vagues, les églises incendiées, les chantiers à l’abandon, chassé comme une bête, un animal puant, terrifié […].5
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1Claude Simon: Les Géorgiques, Paris: Minuit 1981, S. 30–31 (I).
2Claude Simon: Les Géorgiques, Paris: Minuit 1981, S. 263 (IV).
3Claude Simon: Les Géorgiques, Paris: Minuit 1981, S. 312–313 (IV).
4Claude Simon: Les Géorgiques, Paris: Minuit 1981, S. 330 (IV).
5Claude Simon: Les Géorgiques, Paris: Minuit 1981, S. 361 (IV).
Echenoz, Jean
Peu de monde autour de lui, peu de véhicules ; une fois une voiture de police, et l’homme fort s’était poussé dans une entrée d’immeuble, contre une haute poubelle amplifiant les grognements hâtifs et hargneux d’un chat dans une carcasse. Plus loin, plus tard, il dépassait une station-service très éclairée : dans une cabine de verre somnolait un veilleur en combinaison blanche et casquette à pois, terrassé sur le bureau, comme piétiné par le grand cheval ailé rouge derrière lui. Juste après se dressait un grand portail en fer près duquel stationnaient trente personnes des deux sexes, en couples, en groupes, vêtus de couleurs vives qui tranchaient la nuit par instants. L’homme franchit le portail après lequel s’élevait dans l’aire un escalier métallique étroit, surplombant un terrain qu’on devinait vague, vers un gros bâtiment de béton neuf, à peine sec. En haut des marches, quelqu’un dans une guérite demanda soixante francs à l’homme fort, qui traversa ensuite une sorte de hall sans apprêt, avec traînées de ciment frais sur le sol, des reliefs de coffrages sur les murs, et encore quelques groupes et couples. On ne parut pas le remarquer malgré sa corpulence, son vêtement, sa démarche, son chapeau comme une limande, son air de brute.1
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1Jean Echenoz: Cherokee, Paris: Minuit 1983, S. 8–9.
Le sens du portail
Il n’y a pas loin de la Muette aux Buttes-Chaumont. Paris n’est qu’un petit objet que l’on traverse à pied dans la journée. Avancez. Vous parcourez un champ versatile de carrefours, de passages, de quais, de ponts et de gares, de stades et de squares, d’églises, d’hôpitaux et de cimetière. Tout est à vendre. Vous constatez ainsi qu’il n’existe plus de terrains vagues. Ce style de sol est en voie d’extinction.
« Mais d’autres viendront, héros différents qui disparaîtront », vous rassure une chanson. Observez donc avec froideur l’état des lieux, sans vous attendrir ni lamenter outre mesure sur les ambiances rasée. Courageusement, considérez aussi les constructions récentes, veillez au neuf : observer son érosion, repérez l’instant où l’inédit hideux bascule dans le familier, s’empoussière et s’englue de nostalgie.
Je vois un ours : j’ai peur. Je vois un portail : j’entre. C’est un coup à prendre et qui est assez vite pris. C’est le réflexe de la porte cochère. C’est le sens du portail. Ayez-le. À ce jeu, nulle raison de s’arrêter, chaque porte ouvrant sur une autre sans cesse. Tout moment de Paris tient de l’oignon, de l’humble ou du somptueux oignon. On l’épluche, on épluche, on ne cesse d’éplucher. Choisir tel ou tel coin n’est donc pas nécessaire : il suffit d’acquérir le sens du portail. Puis de fouiller indéfiniment.1
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1Jean Echenoz: « Le sens du portail », in: Pierre Marcelle: Articles de Paris, Paris: Le Dilettante 1994, S. 7–9, hier S. 7–8.
Maspero, François
1.
Paris était devenu une grande surface du commerce et un Disneyland de la culture. Où était passée la vie ? En banlieue. Le « tour autour » ne pouvait donc pas être un terrain vague, mais un terrain plein : plein de monde et de vie. Le vrai monde et la vraie vie.1
2.
Sur la carte, Roissy apparaît complètement inséré dans le périmètre de l’aéroport. Mais le trajet a été assez long, avec encore ses tours et ses détours déroutants, pour que l’on puisse se croire loin. Aucun avion ne survole le bourg. C’est peut-être cela, le fameux calme dans l’œil du cyclone. Et pas un être humain visible. Quelques immeubles à quatre étages en brique assez coquets, genre HLM de chef-lieu de canton, alternant avec des maisons de maître fin XIXe, des arbres, des fleurs et des terrains vagues. Peu de commerces : un antiquaire qui est plutôt, comme souvent, un décrochez-moi-ça et une quincaillerie-bazar qui n’en a plus hélas pour longtemps.2
3.
Vendredi 26 mai, suite. La gare d’Aubervilliers-La Courneuve date du temps des Chemins de fer du Nord : on sort sur une place-parking-terrain vague, chantier de la future autoroute A 86 – celle qui dans un, dix ou cent ans bouclera sa boucle autour de Paris.3
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1François Maspero (1990): Les passagers du Roissy-Express. Photographies d’Anaïk Frantz, Paris: Seuil, S. 25.
2François Maspero (1990): Les passagers du Roissy-Express. Photographies d’Anaïk Frantz, Paris: Seuil, S. 32–33.
3François Maspero (1990): Les passagers du Roissy-Express. Photographies d’Anaïk Frantz, Paris: Seuil, S. 193.
Ernaux, Annie
Au bas des lotissements de maisons clean, roses, crème, avec des volets verts (une petite fille ouvrait ceux d’un rez-de-chaussée et je voyais des plantes, des fauteuils en rotin à travers la baie), séparé de cette zone urbanisée par une rue bordée de pelouses, commence un terrain vague, avec des bosquets, quelques maisons abandonnées, un sentier creusé de fondrières remplies d’eau. Il y a des objets jetés partout, dans les broussailles, sur les bords du sentier. Un papier de sablés hollandais Spirits, une bouteille cassée de Coca-Cola, des emballages de bière, la Gazette-Télex, un tuyau de fer, des bouteilles de plastique aplaties, une matière blanche avec de cloques — peut-être du carton détrempé — comme un amas de roses des sables. Cet endroit désolé est donc constamment fréquenté, mais à des heures indéfinissables, plutôt nocturnes sans doute. Signes de présences accumulés, de solitudes successives. Signes surtout alimentaires, mais on ne vient pas là d’abord pour manger, mais pour s’isoler, à deux ou en petit groupe. Il est naturel de jeter les boîtes et les papiers dans cet endroit sauvage, remporter ses traces est un geste du surmoi civilisé.
Métamorphose de tous ces objets, cassés, froissés, nivelés, à la fois intentionnellement par les gens qui les sont laissés et par les intempéries. Additionnant deux usures.1
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1Annie Ernaux: Journal du dehors, Paris: Gallimard 1993 (Collection folio, 2693), S. 26–28.
Rolin, Jean
1.
C’est l’un des agréments de ce parc qu’autant de gens puissent y vaquer à des activités différentes — jouer au foot, battre des tams-tams, promener des chiens, fumer des joints, courir ou flirter, peut-être même commettre des crimes dans les coins les plus touffus et les plus retirés — sans se gêner mutuellement. C’est dire qu’il présente presque autant d’avantages, ménage presque autant d’opportunités, qu’un terrain vague, ce qui est bien le plus haut degré de perfection qu’un parc puisse atteindre désormais.1
2.
Ayant franchi le canal à hauteur de l’écluse, je remonte le long du quai en direction de l’échangeur, j’atteins le bâtiment de la DDE (Direction Département de l’Équipement) et, juste derrière, je repère au milieu d’une clôture grillagée, garnie de panneaux « chantier interdit au public », un trou assez spacieux pour permettre d’enfreindre confortablement cette interdiction. Au-delà de la clôture — au-delà du trou — s’étend une jungle suburbaine bien touffue, pleine d’oiseaux, pénétrable sans trop de difficulté, et au fond de laquelle une nouvelle clôture, en bois cette fois, également pourvue de trous, donne accès au périmètre du futur Grand Stade. Sitôt franchie cette seconde clôture, le paysage change du tout au tout : au sortir de la jungle, on se trouve face à une étendue immense et vide — non seulement vide d’hommes mais presque vide d’objets — sur laquelle règne en permanence une rumeur automobile, et plus irrégulièrement ferroviaire, émanant des autoroutes A 1 et A 86 et de la ligne B du RER, et dont le sol nu, boueux, raviné et damé par les chenilles des engins, troué d’excavations et marqué de loin en loin par un amas de buissons ou une ligne d’arbres ayant inexplicablement survécu au passage des bulldozers, évoque un champ de bataille, surtout lorsqu’il est baigné, comme aujourd’hui, d’une lumière pâle et laiteuse, une vraie lumière d’Austerlitz (il n’y manque que les cadavres, mais pas les corbeaux et les pies). Au milieu du champ de bataille, une brillante palissade d’aluminium, rehaussée sur son plus grand côté par une rangée d’arbres, délimite un espace approximativement rectangulaire correspondant à l’emplacement d’anciens gazomètres. […] Pour quitter le périmètre du Grand Stade sans emprunter le même chemin qu’à l’aller — règle de base dans l’accomplissement d’une infraction, si infime soit-elle —, j’avise un nouveau trou, ce n’est décidément pas ce qui manque, à peu près circulaire, et ménagé dans le mur qui sépare le terrain de la route longeant la berge du canal. Toujours le long de la berge, un peu plus loin, une ouverture — si régulière qu’à son sujet il ne convient plus de parler de trou — donne accès à un terrain vague couvert d’une végétation abondante dans laquelle sont nichés une tente et deux cabanes. Devant l’une des deux cabanes, un type, que je vois de dos, est en train de fendre du bois, et à côté de lui, un grand chien noir, que je vois de face, me regarde. Craignant que le chien ne m’attaque sans consulter son maître, je hèle ce dernier, il se retourne, et après que nous avons échangé deux ou trois banalités témoignant de notre bonne volonté réciproque, il m’invite à le rejoindre et à m’assoir sur une chaise, un peu humide, posé là devant une table de camping. Le type n’est ni surpris ni intimidé par mon intrusion, à la fois parce qu’il est d’un naturel sociable et parce que, comme il m’en affranchit aussitôt, quantité de journalistes et même de télévisions ont fréquenté sa cabane depuis que la construction du Grand Stade est à l’ordre du jour. Il s’appelle Stéphane, il a fêté des trente et un ans le 2 novembre, et cela fait cinq ans qu’il vit dans sa cabane sur le terrain du futur Grand Stade.2
3.
Il était convenu que je repasse voir Stéphane aujourd’hui dans la matinée. Mais lorsque, ayant franchi de nouveau le canal, sous l’échangeur, et suivi le long mur jusqu’à l’ouverture pratiquée par les squatters, je pénètre sur le terrain vague, la cabane est déserte, la porte est fermée par un cadenas, quatre chemises propres sèchent au vent, sur un fil, et une vieille panade flétrit dans une gamelle devant la niche du chien. La tente de Nono semble également inoccupée. Seule fume la cabane du Maghrébin.
Après avoir suivi le chemin de halage jusqu’à la gare de Saint-Denis, je prends sur la gauche, et, sans presque jamais changer de cap désormais, je traverse la Seine, l’île Saint-Denis, la Seine de nouveau, Villeneuve-la-Garenne dans le sens de la largeur, pour me retrouver aux confins de cette dernière ville et de Gennevilliers dans une sorte de no man’s land industriel et autoroutier.3
4.
En face de la gare de Saint-Denis (ligne D du RER), laquelle jouxte la dernière écluse du canal avant sa jonction avec la Seine, la rue du Port passe sous les voies du chemin de fer. À côté de ce pont ferroviaire, un tunnel de section ovale permet aux piétons de franchir séparément le même obstacle. Au sortir du tunnel, sur la gauche, une palissade, au-dessus de laquelle pointent des grappes fanées de buddleia, dissimule un grand terrain vague. Passé la rue Charles-Michel, c’est sur la droite, en contrebas de la chaussée, que s’étend un terrain vague de dimensions plus modestes que le précédent, aux palissades couvertes d’affiches pour deux messageries roses — « Puce » et « Fifi » —, tandis que sur la gauche se dresse le sombre et haut massif formé par deux hôtels, le Dionysia et le Bellevue, dont la clientèle est principalement composée de familles africaines, et dont chaque fenêtre est ornée d’un sèche-linge télescopique sur lequel s’égouttent d’abondantes lessives.4
5.
À l’arrêt Église-de-La-Plaine montent quatre jeunes malabars, deux Blacks et deux Beurs, casquette inversée, l’air teigneux, mais dont j’observe avec reconnaissance que celui des quatre qui vient s’asseoir en face de moi, et, ce faisant, me bouscule — à peine — s’en excuse aussitôt. À hauteur de La Plaine-Voyageurs, alors que le 256 déborde un square miteux, un des deux Blacks adresse cinq bras d’honneur successifs, en rafale, à l’un de ses ennemis qu’il vient de reconnaître sur le trottoir. Puis Cinq Bras et les deux Beurs se mettent à tisonner le second Black, beaucoup moins dessalé que les trois autres, sans doute immigrés de fraîche date alors qu’eux sont de purs produits de la banlieue.
Cinq Bras : « Tu sais ce qu’il a mis sur ses papiers, Adama ? Qu’il était commerçant sur un marché à Dakar ! Et qu’est-ce que tu vendais, Adama ? Des tulipes ? Des arachides ? Du manioc ? Des ceintures en croco ? » Chacune de ces propositions est accueillie avec enthousiasme par l’auditoire. Quand on arrive en vue du terrain vague sur lequel doit s’élever le Grand Stade, l’un des Beurs dit : »Tiens, c’est là qu’il y aura le Grand Stade… »
« Le Grand Stade de mes couilles ! » le reprend Cinq Bras.5
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1Jean Rolin: Zones, Paris: Gallimard 1995, S. 57–58.
2Jean Rolin: Zones, Paris: Gallimard 1995, S. 133-135.
3Jean Rolin: Zones, Paris: Gallimard 1995, S. 139.
4Jean Rolin: Zones, Paris: Gallimard 1995, S. 145-146.
5Jean Rolin: Zones, Paris: Gallimard 1995, S. 146-147.
Depuis la pointe du confluent, on découvre tout l’espace qu’occupaient les installations d’Usinor, dont seuls subsistent deux ou trois grands hangars abritant par intermittence des PME. À la limite de ce terrain vague, où affleurent çà et là, comme des ruines aztèques, les soubassements de machines que l’on devine gigantesques, court un long mur de brique revêtu de cette inscription à la peinture blanche : « L’acier à Denain c’est la vie. »1
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1Jean Rolin: Traverses, Paris: Éditions Points 1999, S. 31.
Il semble aussi que dès le début des événements, l’Armurerie du Chasseur solognot, à l’angle de la rue du Marché, ait été mise à sac, si peu propice à un usage militaire que fût le matériel dont elle disposait. Quant à la forêt, elle est si présente à Salbris qu’on l’aperçoit déjà depuis les locaux de Pôle-Emploi, en face de l’hôtel de ville, c’est-à-dire bien avant d’atteindre le Carrefour Market, ou le bâtiment également vaste, mais sensiblement plus hideux, qui abrite l’entreprise Les Belles Portes de France, meubles Aubrun. Plus loin, les locaux de l’entreprise Painsol, spécialisée dans la fabrication de pain d’épices, étaient désaffectés depuis longtemps, et le revêtement cimenté du parking déjà fissuré par la croissance d’une végétation de terrain vague, lorsque Brennecke a réquisitionné l’ensemble pour y stationner ce qu’il désigne abusivement comme une « unité de soutien logistique », et qui se compose en fait de plusieurs véhicules blindés de transport de troupes, armés pour certains d’une mitrailleuse de 12,7 ou d’un canon de 20.1
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1Jean Rolin: Les Événements, Paris: Gallimard 2015, S. 43–44.
Marcelle, Pierre
Il n’y a pas loin de la Muette aux Buttes-Chaumont. Paris n’est qu’un petit objet que l’on traverse à pied dans la journée. Avancez. Vous parcourez un champ versatile de carrefours, de passages, de quais, de ponts et de gares, de stades et de squares, d’églises, d’hôpitaux et de cimetières. Tout est à vendre. Partout l’on démolit pour construire aussitôt. Vous constatez ainsi qu’il n’existe plus de terrains vagues. Ce style de sol est en voie d’extinction.1
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1Pierre Marcelle: Articles de Paris, Paris: Le Dilettante 1998, S. 7.
Garat, Anne-Marie
1.
Ce quartier excentré ressemble encore, ne ressemble plus beaucoup, à vrai dire n’a plus rien à voir avec l’espèce d’étendue suburbaine d’après guerre cabossée que nous avons connue, où nous sommes nées, où nous avons grandi, on aurait dit à l’époque un champ bombardé, mais en réalité les vraies bombes étaient tombées ailleurs, pas très loin d’ici, sur les chantiers navals et la base sous-marine, et pas sur notre petite maison d’angle de l’impasse, alors Mamie Louise et ma mère les entendaient siffler et après un bref silence sidérant elles explosaient, pas toujours sur la cible, parfois ils visaient juste, mais on en avait tellement vu atterrir sur des jachères, en pleine campagne, sur des terrains vagues, et même des quartiers pas concernés, avec des morts et des blessés qui n’en valaient pas la peine, par chance sur notre impasse il n’y en a pas eu, ni sur les champs de Luze, le temps tout seul s’était chargé du chambardement les bombes n’y étaient pour rien, que l’oubli, l’abandon.1
2.
La place était à l’ombre d’un talus l’été, inondée l’hiver, il n’avait pas appris à travailler la terre d’un potager, c’est une spécialité. L’idée venait de ma mère, elle était de la campagne, elle avait de l’autorité et de la ressource devant l’adversité. Nous sortions d’une guerre mondiale, il fallait se défendre. Les voisins avaient bien pris un jardin à la sauvette dans les terrains de Luze, pourquoi pas nous limitrophes du terrain vague. Frontalier, ça donne des droits coutumiers. D’un coup de vélo, ils allaient y chercher nos poireaux, le dimanche c’était une promenade piétonnière en famille d’aller contempler les plates-bandes, couper du lilas dans les haies. Ce jardin nous l’avons gardé jusqu’aux années 50, l’époque du grand chantier, nous nous serrions les coudes. Nous étions une famille unie.
Dans ce jardin, pendant qu’ils arrosaient et binaient, ma jeune sœur et moi, nous nous amusions, accroupies dans les coins sombres, à faire des trous avec les doigts les ongles au petit couteau pointu, pour attraper des bêtes crochues, noires humides, des lombrics des courtilières des fourmis entre nos pieds, dans ce paysage de cendres de cratères de tombes, mais ne creuse pas trop profond, dans ce terreau tu risques d’arriver de trouver déterrer attention, quelque part est enfouie notre petite sœur inachevée morte de naissance, motus elle est là, elle peut nous entendre, malheur à qui rencontre son image, il aurait fallu l’achever pour de bon tout de suite, la ligoter la coucher, elle ne serait pas revenue tout le temps entre nous, tu t’en charges ou bien c’est moi qui l’assassine, je me charge de la cuisiner, il faut bien quelqu’un puisque j’ai la parole, déjà je parle. Je suis l’aînée. Des mots j’en ai assez appris pour entendre ce qui se profère s’instruit du procès, déjà je m’en charge, laisse-moi faire, ma poupée chérie sans robe sans linceul sans visage. C’était un lourd fardeau de responsabilité.2
3.
Pourtant ici dans cette ville, ce quartier cette rue pavée, il y avait normalement un boulanger, un boucher, un débit de vin au litre et un cordonnier espagnol, sa femme couturière pour dames, une église normale, des voisins mélangés comme en ville, des plus ou moins riches, des maisons à un ou deux étages, des cours des jardins, c’était un quartier d’habitation normal, pas comme ce terrain vague ces jardins bizarres, cette décharge bombardée par l’histoire, bonne pour les gitans les chiffonniers où s’ouvre maintenant le chantier nord, maintenant les bulldozers remblaient nivellent pilonnent des mois des années, par tranches d’urbanisation sociale avec projets d’espaces verts et aires de jeux, les grues poussent par-dessus nos toits, on voit monter les tours et les blocs qui nous bouchent le ciel du nord, c’est un nouveau quartier frontalier, plus rien ne ressemble. Les nouveaux habitants on ne sait d’où ils viennent, maintenant ils ont des rues des Gravières rue des Sablières place de la Garenne avenue du Parc qui partagent leurs HLM, ils héritent de noms de lieux sans savoir, dans l’altitude des balcons, ce qu’ils surplombent de potagers de talus et de mares, de bidonvilles et de châteaux, de parc enfouis dans les fondations de leur Cité moderne. On a pour ces habitants nouveaux du mépris des préjugés, ils ont des salles de bains et des ascenseurs, le chauffage central collectif et des bus pour aller au centre-ville en une demi-heure avec changement place du Tourny devant la banque, mais le bel avantage de vivre entassés dans des cages à poules populaires, des clapiers à lapins pour familles nombreuses, on ne va pas les envier.3
4.
C’était le bon temps avant l’époque des idées noires, ces moments de la vie où la mort mène le bal, où la disparition vous met dans un état frénétique infréquentable, plus rien de vous n’ensemence aucun champ tout blanc, elle se demande qui est son père et qui est sa mère pour avoir éliminé quelqu’un qui ressemble maintenant à un ange de la sécurité, et pourquoi écrire est un acte si longtemps dangereux criminel qu’on ne peut nommer sans suffoquer de terreur la réalité d’une table de cuisine sous les vitres bleues de la guerre, la broche de Mamie Desforêts, sa salière du Béarn et les chaussettes de bonne-maman, sans se mettre à mort dans les miroirs où nous vieillissons, ni nommer sa sœur, et appeler l’autre, sa jumelle qui n’a pas de nom pas de visage ensevelie dans un jardin ouvrier sous un terrain vague un chantier, ce n’est pas un endroit, et la tresse de cheveux que nous gardons dans le tiroir, tu l’as bien gardée au moins cette tresse dans le papier de soie, garde-la bien, c’est une mèche de cheveux coupés sur ma maman Valérie pour que tout d'elle ne parte pas à la tombe, un acte si dangereux qu’une fenêtre ouverte sur le ciel du soir si bleu si calme est soudain une insupportable vision, car voici que sa mère enfant est debout à cette fenêtre devant laquelle passe alors le cercueil de sa propre mère morte qu’on emporte, le cercueil vient juste de disparaître au bout du chemin, j’en ai peur.4
5.
Dans ce quartier notre maison natale fait le coin d’une impasse et d'une rue, celle-ci s’achève en cul-de-sac sur les terrains de Luze. L'impasse est une voie non classée. De celles dont les cadastres, les plans, les cartes oublient le relevé. Non répertoriée, nulle trace au classement. La mémoire urbaine en a décidé d'emblée l'amnésie.
Le quartier borde l’immense terrain vague de Luze dont les tumulus, le désordre ont aboli l’histoire territoriale. De surcroît, toute la guerre, il est décrété zone condamnée, en raison de sa proximité avec la base sous-marine menacée de bombardements. Quartier mort, évacué, vidé de ses habitants. Zone à haut risque, il aurait dû disparaître sous les ruines.
J’aime l’idée d’être née dans cette voie non classée, que son existence dépende de ma seule mémoire, ou plutôt que n’étant ni situé ni baptisé ce lieu s’offre comme un espace de fiction, un temps libre d’histoire, comme celui d’avant la naissance. C’est une voie lactée, une voie placentaire de circulation interne, ou bien avant encore, un lieu de limbes imaginaires. J’invente : il y eut un château, un parc, une guerre, des ruines, il y eut le feu, les bombes, les cendres, la nuit. Il y eut un jardin, la mort.5
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1Anne-Marie Garat: Dans la pente du toit, Paris: Seuil 1998, S. 20.
2Anne-Marie Garat: Dans la pente du toit, Paris: Seuil 1998, S. 37–38.
3Anne-Marie Garat: Dans la pente du toit, Paris: Seuil 1998, S. 38–39.
4Anne-Marie Garat: Dans la pente du toit, Paris: Seuil 1998, S. 137–138.
5Anne-Marie Garat: Dans la pente du toit, Paris: Seuil 1998, S. 141.
Lucot, Hubert
1.
Le grand cylindre plat dans lequel Mamie entassait des boutons disparates remplaçant de lointains bonbons, l’uniforme vert-de-gris à jolie tête blonde que je croise, apeuré, avec ma tante Marie-Louise du côté du Champ-de-Mars peu après mon retour dans Paris fraîchement occupé (fin août 1940), la palissade de planches brutes qui au bout de notre rue dissimule un terrain vague où se dresse un entrepôt aux vitres brisées (on voit ses étages supérieurs, les fenêtres blessées, jamais le lance-pierres des VOYOUS, cette notion imprègne le lieu interdit) sont de petites choses qui s’attirent, se repoussent, coexistent isolées dans leur unité tremblante, établissent une relation et, « de là », un espace électrique ; nommer celui-ci « petite enfance dans Paris obscur » constitue une intervention d'autant moins « juste » que je ne voulais pas être un enfant, ce qu’aujourd’hui je suis pour une bonne part ; arrachant cet ajout, je rétablis l’acidité primitive et universelle de relation : dans le vide glacial, de petits êtres sont sur le point de s’agglutiner chaudement.1
2.
En 1953, une poussée me donnait pour objet le vide… la substance théorique diluée dans le vide. Il baignait les berges théoriquement heureuses de la Marne où je roule du tabac de ma blague dans un lambeau arraché à un journal qui flottait au bord d’un terrain vague.2
3.
Depuis des années, nous nous interrogeons sur l'année où « Julie » décida de s’installer définitivement chez nous, avec l’accord de V.M. : vers la fin 1987, probablement.
À Soulac, dans l'été 1988, elle se promena hors de la maison, qu’elle ne retrouva pas. Elle serait restée plusieurs semaines avec les voyous d’un terrain vague (« Les chats se retrouvent tous là-bas », nous avait informés le gendarme) où aucune de nos explorations n’aboutit. Nous étions en Italie quand on nous apprit son retour : efflanquée.3
4.
Tahiti : immenses hangars en tôle écrasés par un lourd soleil sans rayonnement autre que thermique ; une Chinoise s’y incarcère 15 heures, de l’aube à la nuit profonde ; des caisses, des sacs, des sachets ; des caisses de bière en carton ; une caisse portée dehors, les gros hommes ouvrent les boîtes métalliques une à une dans le terrain vague, ils boivent cette bière chaude dans le soleil sale.4
5.
Nous traversons la forêt de Villers-Cotterêts, teintes rousses, cottages inhabités, nous pourrions être encore au Québec — d’où ce train ne vient pas, formé à Boston. Aux Etats-Unis, pays primitif, je renoue avec mes origines — je est celui qui refait l’espace (bientôt scriptural), s’appuyant sur des rails de tramway, sur l’ouvre-boîtes incrusté dans la terre d’un terrain vague. Le bouchon noir sur le Nil ! De ma croisière de petit Parisien au sein de riches médecins en Égypte misérable (nous quittons un palace pour un bateau à roue luxueusement aménagé) je retiens surtout cette cloque noire sur l’étroite rambarde, j’avais ouvert la fenêtre (non pas hublot) au-dessus des eaux millénaires et corrigé un paragraphe avec ciseaux-colle de ma trousse. L’idée des eaux était-elle jaune limon quand j’ai posé le bouchon du tube sur un rebord, petit noir luisant au centre d’un blanc mat ?5
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1Hubert Lucot: Frasques, Paris: P.O.L. 2001, S. 36 (2. Misel, Bora).
2Hubert Lucot: Frasques, Paris: P.O.L. 2001, S. 51 (4. Les cartons de poche).
3Hubert Lucot: Frasques, Paris: P.O.L. 2001, S. 111 (8. L’hiver).
4Hubert Lucot: Frasques, Paris: P.O.L. 2001, S. 119 (8. L’hiver).
5Hubert Lucot: Frasques, Paris: P.O.L. 2001, S. 148–149 (10. Petit voyage en Amérique).
Vasset, Philippe
1.
Me refusant à les surprendre dans leurs abris (peut-on imaginer intrusion plus violente : « Bonjour ! vous vivez là ? Comme c’est curieux ! »), je suis allé à la rencontre de ceux qui campaient en plein Paris. Malgré la méfiance que je leur inspirais (difficile de leur en vouloir : un type qui traîne à proximité des terrains vagues et cherche, mine de rien, à se renseigner sur les gens qui y habitent ne peut pas, selon toute vraisemblance, être autre chose qu’un flic, voire pire), Arthur, électricien polonais, et Ruslan, plombier bulgare, ont accepté de me raconter comment ils vivaient dans les recoins du quai d’Austerlitz, de même qu’Ibrahim et sa famille, venus de Mostar pour dormir porte d’Ivry dans de grandes tentes de bâches et de draps cousus cachées dans les bosquets qui recouvrent, à cet endroit, les voies de la Petite Ceinture.1
2.
De construction récente, le cimetière de Chevilly-Larue a lui-même des allures de terrain vague : les tombes occupent à peine la moitié de sa surface. Au bout des allées, un petit funérarium est disposé en demi-cercle et un sentier le coupe en deux. Si l’on emprunte ce chemin, on pénètre dans une forêt de poche qui a poussé sur les flancs de la haute réserve de terre du cimetière (depuis le sommet, on voit jusqu’à Bourg-la-Reine). Il y a de hauts arbres d’essences diverses, notamment fruitiers (j’ai cueilli des pommes et des prunes), des sous-bois, beaucoup d’oiseaux, des clairières couvertes de graminées et des lapins. Tout est tellement parfait que le paysage paraît artificiel, un peu comme ces jardins anglais qui reproduisent avec minutie la nature à l’état sauvage.2
3.
Mais quoi faire de ces relevés ? J’aurais pu mettre mes descriptions bout à boit et composer un guide des terrains vagues, une sorte de mode d’emploi à destination des promeneurs. Après Paris, choisi parce que j’y habite, j’aurais travaillé sur d’autres villes en utilisant la même méthode […]. Mieux encore, j’aurais passé le relais à d’autres qui, mieux que moi, auraient su localiser les trous des cartes dans leur région. On aurait formé des clubs et organisé des expéditions collectives, fonctionnant en petite communauté de rôdeurs, équivalent urbain des amicales de cueilleurs de champignons. Les cartographes nous auraient d’abord méprisés, avant, de guerre lasse, de céder à notre activisme et de prendre en considération quelques-unes de nos remarques, telle la nécessité d’inventer de nouveaux éléments de légendes pour signaler les bidonvilles, squats, rendez-vous de motards, etc.3
4.
Orléans est plutôt une petite ville et le champ de manœuvre des Groues forme, en plein milieu de la carte de l’agglomération, une énorme zone blanche. Délimité par les rues du Croix-Baudu, du 11-Octobre et des Murlins, le lieu est fermé, au sud, par une voie ferrée et tient à la fois du jardin public (dépourvu de clôture, il est ouvert sur la ville et parcouru de larges pistes en béton) et du terrain vague (on y trouve la carcasse d’une voiture brûlée et des monceaux d’ordures). Au centre s’élèvent une dizaine de hangars désterts, couverts de graffiti, et, à l’extrême gauche, le long de la rue du 11-Octobre, partiellement masqué par les arbres à papillons, il y a un bâtiment bas et alongé dont la fonction n’est pas immédiatement évidente. Il faut descendre quelques degrés pour y pénétrer : on découvre alors une salle dont l’un des murs est percé, presque au niveau du sol, de plusieurs fenêtres qui s’ouvrent sur un champ de tirs souterrain long d’une cinquantaine de mètres. Le plafond est constellé d’impacts de balles, il y a divers obstacles pour gêner les tireurs (tas de sables, palissades, tec.), et quelques hublots percés dans la voûte répandent une lumière glauque, presque aquatique. Le site, très sonore, évoque irrésistiblement la nef d’une cathédrale enterrée à la suite d’un glissement de terrain et dont seul l’arête du toit émergerait du sol.4
5.
Une autre fois, dans le cadre de mon activité professionnelle, j’ai été amené à me renseigner sur la filiale française de la société nationale d’armement biélorusse. Arpentant un quartier de bureaux anonymes à Clichy pour trouver le siège de cette société, je suis tombé sur une immense friche ceinturée de hautes palissades métalliques par-dessus lesquelles émergeait une végétation foisonnante. Et si c’était là ? Et si la firme que je cherchais n’existait pas et qu’il n’y avait qu’une boîte aux lettres opportunément située dans cette zone franche sauvage, comme dans les premières planches de Tintin au pays de l’Or noir, lorsque Tintin découvre sur un terrain vague de banlieue les bombardiers d’occasion que Dawson, l’ancien chef de la police de Hong-Kong, s’apprête à vendre au général Alcazar ? (La société qui m’intéressait existait en réalité bel et bien : elle était domiciliée dans des bureaux collectifs situés juste derrière le périmètre à l’abandon.)5
6.
Explorant mes terrains vagues, zones vouées à la pure potentialité, lieux de l’innocence extrême où rien ni personne n’a de place assignée, j’avais le secret espoir que les notes désordonnées et contradictoires finissent par aboutir à un texte qui ressemble à cette terre mille fois retournée et mêlée de débris, à ces toiles d’araignée qui s’accrochent aux oreilles et aux cheveux et à ces fruits poussant sans arrosage ni jardinier. Je n’avais pour seuls objets que des ordures et des paysages fuyants et j’espérais que quelque chose malgré tout s’écrive, s’accrochant comme du lichen à ces surfaces pauvres et friables, croissant lentement, sans plan ni message. J’étais comme ces géomètres qui composent la carte d’un quartier en visant des détails insignifiants : le cadre d’une fenêtre, un appui de colonne, un angle de mur ou le bras d’une statue.6
7.
Bloc de métal aveugle, le bâtiment ne laisse filtrer aucun son, et on ne peut s’empêcher de penser qu’il abrite non pas une fosse de stockage des ordures et des fours, mais des activités bien plus secrètes et bien moins avouables, comme le clonage généralisé d’enfants ou la fabrication massive d’armes biologiques (les cuves, silos et autres châteaux d’eau sont le reflet inversé des zones blanches : visibles à des kilomètres, ils restent malgré tout fermé, opaques et mystérieux, alors que les terrains vagues, imperceptibles sans le filtre de la carte, s’offrent sans difficulté une fois localisés. Réservoirs et friches pourraient constituer les parties émergées et immergées d’une même entité, une poche souterraine d’histoires et de noms dont la masse gonfle et creuse le paysage).7
8.
Pendant des mois, je me suis cogné aux murs, consignant fiévreusement les rares issues que je trouvais, comme ce terrain vague en forme de triangle dont la zone industrielle des Platanes, à la Courneuve, forme la base et l’A 1 et une voie ferrée désaffectée les deux côtés : très sauvage, l’endroit est colonisé par les lapins, avec dans un coin l’inévitable carcasse de voiture, et il n’y a rien d’autre à y faire que de pisser contre un arbre, jeter des cailloux dans les boîtes de conserve, courser les chats et paresser dans l’herbes haute.8
9.
Je rêvais de ville à la trame mitée, comme Rome et Berlin, où subsistent encore, près de la via di Bravetta et sur l’Oranienburgerstrasse, des friches gigantesques, ou encore de Johannisburg, irrégulièrement perforé de profonds puits de mine. J’imaginais quel quartier, quel monument pourrait être avantageusement remplacé par un terrain vague : l’Opéra (pas Gernier — ses toits offrent un exceptionnel terrain de jeu —, mais Bastille) ? Le Sénat, l’Assemblée nationale ? L’île Saint-Louis (tentant : on ne laisserait debout que Notre-Dame et la Sainte-Chapelle, dont les tours, au bout de quelques années, émergeraient d’un indescriptible fouillis végétal) ? Le XVIe (mais c’est déjà un désert) ? L’Arc de triomphe, ne serait-ce que pour le plaisir de rompre la perspective grandiloquente Concorde-Étoile-Défense ? Rive gauche, on raserait l’Académie française, les Invalides, l’École militaire et la plupart des ministères en bord de Seine, ne laissant dans l’herbe que quelques sections de corniches dorées et des morceaux du dôme de l’Institut. Les Halles, le front de Seine et La Défense seraient intégralement vidés de leur population salariée et les bureaux, laissés en état, ouverts au public : on interdirait, sur ces sites, toute nouvelle implantation d’entreprises ou de commerce. Enfin, à l’image de la tour Saint-Jacques, jamais aussi belle que depuis qu’elle est intégralement recouverte d’échafaudage, des réseaux de poutrelles de métal serrées viendraient masquer certains monuments, tels le Panthéon et l’Obélisque.9
10.
Terrains d’excursions balisés, les jungles, les déserts et les montagnes ont cessé d’être des terra incognitæ : la frontière du monde connu passe désormais aux portes des villes. Les mégalopoles s’indifférencient sur leurs marges, et les zones blanches sont les avant-postes de cette transformation, les points par où Paris, Lagos et Rio communiquent comme les bassins d’une écluse. Un double mouvement rapproche les grands centres urbain : à l’internationale, grossièrement mise en scène, des sièges sociaux et des salons VIP répond celle des terrains vagues et des bidonvilles, zone poreuses, reliées entre elles par un réseau de correspondances fines comme des vaisseaux capillaires et qui peuvent permettre de voyager sans bouger.10
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1Philippe Vasset: Un livre blanc, Paris: Fayard 2007, S. 23–24.
2Philippe Vasset: Un livre blanc, Paris: Fayard 2007, S. 43.
3Philippe Vasset: Un livre blanc, Paris: Fayard 2007, S. 52–53.
4Philippe Vasset: Un livre blanc, Paris: Fayard 2007, S. 69–71.
5Philippe Vasset: Un livre blanc, Paris: Fayard 2007, S. 76–72.
6Philippe Vasset: Un livre blanc, Paris: Fayard 2007, S. 100.
7Philippe Vasset: Un livre blanc, Paris: Fayard 2007, S. 109.
8Philippe Vasset: Un livre blanc, Paris: Fayard 2007, S. 125–126.
9Philippe Vasset: Un livre blanc, Paris: Fayard 2007, S. 126–127.
10Philippe Vasset: Un livre blanc, Paris: Fayard 2007, S. 130–131.
1.
À l’été 2009, la gare abandonnée d’Auteuil, dernière station sur le parcours de l’ancien chemin de fer dit de la Petite Ceinture, a elle aussi été démolie : on allait construire des HLM à la place (fort heureusement, l’activisme procédurier des riverains, effrayés à l’idée qu’un afflux de pauvres ne fasse chuter le prix de leur appartement, a bloqué les travaux pendant plusieurs années, laissant la zone ouverte à tous les vents et perpétuellement encombrée de pièces d’échafaudage attendant d’être montées).
La même année, une route goudronnée, puis d’autres sont venues séparer en parcelles les hautes herbes bruissantes du grand terrain vague situé au nord de Villeneuve-la-Garenne, rebaptisé pour l’occasion (ce sont des panneaux de contreplaqué plantés à la hâte sur le site qui me l’ont appris) « Zone d’activité commerciale des Chanteraines ». Bientôt doté d’un parking et d’une rampe d’accès, ce site, où j’avais été surpris quelques années auparavant par un renard, s’est couvert en quelques mois de lampadaires, puis de bancs et d’armoires électriques. On y a creusé des bassins et disposé tout autour les sièges sociaux de Chèque Déjeuner, de DHL et du centre départemental du permis de conduire. C’est également à cette période que les Magasins généraux d’Aubervilliers ont été rasés.1
2.
À mon grand désespoir, mon cabinet de curiosités à l’échelle 1/1 ne fut d’aucun secours : tout y était mort, les serrures faussées et les adresses périmées. Avec une persévérance de prospecteur, je continuais néanmoins à traquer la moindre faille, le plus infime écart dans le dessin des rues, remontant, à pied, les berges du canal Saint-Denis ou bien longeant les bas-côtés de l’A86 (j’avais repéré en empruntant, près du Stade de France, la bretelle d’accès de cette autoroute une floraison de beaux genêts sauvages entre le bitume et les quais de Seine). Mais j’eus beau prendre les voies à l’envers, ignorer la signalisation et violer avec constance tous les interdits, la ville refusait désormais de se livrer. Aucun incident ne venait troubler le grand silence étranglé des centres urbains rénovés, et les rues baignaient dans une transparence carcérale.
Mes journées s’allongèrent jusqu’aux limites du supportable. Du temps de mes perpétuelles fugues, je vivais d’éphémères contributions à des magazines et de travaux de recherche pour de cabinets de détectives d’entreprise. Ces activités saisonnières suffisaient largement à couvrir mes besoins, et quand, par malchance, l’argent manquait, j’allais attendre des jours meilleurs dans une de mes cachettes. Avant que ses planchers ne crèvent, j’ai ainsi passé un très bel été à Saint-Denis, au 72 de la rue Charles Michels, dans une villa en ruine protégée de hauts arbres et rafraîchie par le canal, qui coule en contrebas.
Désormais séquestré dans la ville, je ne pouvais plus me contenter de vivre d’expédients : il fallait coûte que coûte cantiner pour rester à l’abri. Mais, dans Paris aménagé, toute évasion était désormais impossible. Je me résolus à chercher un travail. N’ayant à offrir que des connaissances encyclopédiques en matière de terrains vagues, ainsi que des capacités – d’ailleurs toutes relatives – pour l’enquête et l’écriture, je ne réussis évidemment pas à intéresser le moindre employeur. Mes tentatives pour me constituer un « cercle d’amis » – mes connaissances n’avaient été, jusqu’ici, que de hasard – furent tout aussi désastreuses : privé de la moindre possibilité de retrait, participer à une conversation, se montrer aimable, voire entretenir une simple relation amicale me demandait trop d’effort. Sans arrière-plan, tout m’était caquetage et agression permanente.
J’essayai de me lancer dans la rédaction d’un livre (j’en avais déjà écrit près d’une dizaine, principalement pour d’autres), espérant, par l’écriture, ouvrir de nouveaux espaces voués à la dépense et aux excès incandescents du hasard. Je fis les plans d’un roman policier, puis d’un récit autobiographique, mais ne parvins à mener aucun de ces deux projets au-delà de quelques pages : ma langue se trouvait affligée d’une pesanteur infinie, comme si elle aussi avait besoin, pour de déployer, de zones d’incertitude, comme s’il fallait que je m’efface pour pouvoir reprendre la parole, comme si je n’arriverais à m’exprimer que caché, dissocié de mon propre corps, et que le texte n’était possible que hors sol, hors limites. Écrire avait, pour moi, quelque chose à voir avec l’invisibilité : c’était disparaître pour n’être plus qu’une parole qui suinte des murs, un bourdonnement mêlé aux bruits de la ville, un goût de fumée affleurant soudain sur les lèvres. Écrire, c’était les nerfs sans le corps, le trajet sans l’identité, la feinte, le vol et l’effraction. C’était échapper, toujours, sans cesser d’être là, jamais.
Perclus, le corps pris en étau entre mille obligations oiseuses, je traversais mes journées comme un automate, agissant selon des protocoles préétablis et empruntant des itinéraires ménagés. Je parlais de moins en moins, me contentant de former des phrases étrangères, longs enchaînements mécaniques de noms, de slogans et de mises en garde, comme préenregistrés dans le circuit des rues où, tête de lecture, j’avançais à allure égale.
Paris avait cessé de m’être infiniment changeant et perpétuellement étranger. Les zones de vie, de circulation et de commerce étaient figurées au sol, et le moindre écart sanctionné : on démontait les abris de planches, on effaçait les graffitis et arrachait les affiches. Les lieux interdits se hérissaient de pointes de métal ou de parterres de cactus , tandis que les aires dévolues aux ébats des citadins s’ornaient, à l’inverse, de bancs confortables et de jeux pour enfants colorés. Chaque perspective, chaque angle de vue avaient été préalablement pensés, et il n’y avait d’autre alternative que de se placer aux points de vue désignés et d’admirer docilement les paysages prédécoupés.
Les urbanistes avaient coupé ma drogue favorite de circuits fléchés et de visites recommandées, délayant sa puissance de suggestion. Dans leur sillage, plus de vacant, plus d’inutile, seulement du neuf, du verni et du fonctionnel. Mon Beyrouth mental, autrefois sillonné de fractures, n’était plus qu’une grille d’abscisses et d’ordonnées, un réceptacle transparent aux alvéoles interchangeables. J’étais dans Paris comme un adolescent dans une grande surface : condamné à tourner en rond et à manipuler, sur le rayonnage des rues, des constructions tellement brillantes qu’elles semblaient emballées sous film plastique. Tout était trop cher, trop beau : rien n’était pour moi.
Des nuits entières, je cherchais désespérément une issue, sondant les murs, poussant les portes et passant ma tête par toutes les fenêtres. Mais rien ne sonnait creux : on avait pris soin de combler les moindres interstices.2
3.
Méthodiquement, je préparais mon évasion. Ma première piste sérieuse fut un groupe d’étranges personnages vêtus de capes et de chapeaux dépareilles, le visage couvert d’une violette de gaze. Arpentant en file indienne le nord de Paris, ils prétendaient effectuer des repérages sur les « zones blanches » de la ville, les qualifiant de derniers endroits où la « vraie vie » était « encore possible ». C’était là qu’il fallait habiter, professaient-ils, exhibant les plans des invraisemblables cabanes et des huttes révolutionnaires qu’ils projetaient d’y construire. Bien que largement incohérent, leur discours me toucha : je partageais leur désir (et avais moi-même essayé, il y a quelques années, de vivre sur ces lieux). Jusqu’à ce que je comprenne qu’ils désignaient par « zones blanches » non pas les lieux ignorés des cartographes, mais bien plutôt les aires non couvertes par les réseaux de téléphonie mobile : mes apprentis Robinsons étaient en réalité des schizophrènes imaginant souffrir d’une intolérance aux champs électromagnétiques et cherchant sur les terrains vagues d’hypothétiques protections contre le rayonnement des antennes-relais.3
4.
Un soir, je trouvai les abords du Millénaire envahis par une foule d’adolescents pressés contre des barrières mobiles protégeant d’autres adolescents. Les premiers photographiaient les seconds, qui posaient mains sur les hanches, croisées très haut sur la poitrine, ou bien expédiant des baisers. J’appris qu’il s’agissait des participants à une émission de téléréalité filmée dans un studio de La Plaine Saint-Denis, toute proche : ils fêtaient, à l’invitation de la chaîne qui les diffusait et de la production qui les employait, la fin du tournage (on apercevait effectivement, deux étages plus haut, des convives arpentant les espaces de réception du Millénaire, verre à la main).
Fuyant cette agitation, je m’enfonçai dans la nuit, remontant vers les studios désertés. La plaine, irrégulièrement quadrillée de rues hésitantes, changeait d’apparence plus vite qu’un décor entre deux actes, comme si les bâtiments étaient constitués d’une matière infiniment plastique. Quelques années auparavant, le quartier était un damier de terrains vagues et de sièges sociaux ultramodernes. Puis on avait édifié à la hâte des centres de congrès et des studios sur les dernières places libres. La crise avait stoppé net les constructions : sur les murs inachevés pendaient, détrempées, de la laine de verre et des bâches plastiques.4
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1Philippe Vasset: La conjuration, Paris: Fayard 2013, S. 13-14.
2Philippe Vasset: La conjuration, Paris: Fayard 2013, S. 18-23.
3Philippe Vasset: La conjuration, Paris: Fayard 2013, S. 30-31.
4Philippe Vasset: La conjuration, Paris: Fayard 2013, S. 45-46.
Kerangal, Maylis de
»Quand Matt arrive sur le terrain vague, une fille est là, vautrée dans l’herbe, que l’attend aves des bières. C’est quoi ça ? dit-elle en désignant Billie dans la poussette, canari à lunettes roses en forme de cœur. Ça c’est ma petite sœur ! Matt délivre Billie qui saute de la poussette. La fille fait la moue, déçue, je pensais qu’on serait tranquilles, j’aime pas trop les gosses, et Matt s’empresse de lui répondre, ça va, elle est pas chiante tu verras, déjà il l’embrasse les yeux fermés en lui palpant les seins, et Billie s’éloigne en silence.
Au début, la petite fille se promène, ramasse des mégots de cigarettes, boit les dernières gouttes aux canettes de bière qui traînent, s’accroupit pour cueillir des pissenlits. On ne sait pas ce qu’elle se raconte, il semble qu’elle se parle, errante au soleil, enjambant les carcasses de vélos rouillés, les bidons d’essence crevés à la carabine. Bientôt elle tripote une semelle, délace une chaussure, tire sure une chaussette, gratte la peau qui apparaît avec un petit bâton de bois – elle s’applique, sa petite langue rose sort entre ses lèvres pincées -, tout en chassant les mouches en vol stationnaire, nombreuses ici, et bruyantes, puis derrière la jambe, elle aperçoit une autre jambe, la même chaussure et la même chaussette, et relevant les yeux découvre le reste du corps. Elle reste debout un long moment, au-dessus de la tête où la moitié du visage a disparu sous une croûte noire. Billie, étonnée, se penche pour demander hé, est-ce que tu dors ? tu dors, oui ? Sans réponse, elle entreprend de coiffer la tête qu’elle fait jouer de droite à gauche pour la décoller du sol et saisir les mèches de cheveux sur l’arrière du crâne, mais au premier décollement, un essaim de mouches enfle, très dense, et l’enserre comme les mailles d’un filet, la petite se cache le visage, regarde ses doigts pleins de pâte brune, ne comprend rien, et pile à cet instant, Matt débraillé l’attrape par le poignet en s’exclamant, oh merde ! Ils reculent. Le garçon épouvanté observe le corps, puis regarde sa sœur, la petite est dégoûtante, les mains ensanglantées, il appelle la fille restée à l’autre bout de la friche, magne-toi, et quant elle arrive à son tour devant le cadavre, Matt lui hurle, prends la petite, prends-la, mais la fille voyant les mains de Billie pousse un cri en s’écartant, t’es dingue, elle est pleine de sang ! Alors Matt assied Billie par terre avec brutalité : lève les mains, ne bouge plus, reste comme ça t’as compris ? Aussitôt, Billie fond en larmes, puis son visage se déformant lentement, elle se met à hurler tandis que Matt s’avance de nouveau au-dessus du corps, chassant les mouches lui aussi, c’est carnage, seules les jambes sont intactes quand la tête, l’abdomen, et tout le dos, sont lacérés, déchirés, une dévastation.« 1
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1Maylis de Kerangal: La naissance d'un pont, Paris: Éditions Gallimard 2010, S. 280-282.